Si, sortant de Versailles par la route de Saint-Cyr, on tourne à gauche dès la barrière franchie, on rencontre, au bout de quelque deux cents pas, une superbe et noble grille qui n’a pas l’air de s’ouvrir fréquemment : elle est rugueuse de rouille et de lichens, un peu embroussaillée même, et son fronton est découronné des emblèmes royaux qui l’ennoblissaient jadis. Du moins tel était son piteux état la dernière fois que je l’ai vue ; j’espère qu’on aura songé à la réparer et à l’entretenir, car c’est un des beaux ouvrages de ferronnerie qui soient en France ; les comptes des bâtiments l’attribuent à un serrurier nommé Alexandre Fordini. C’était la porte d’honneur du potager royal ; par là passait Louis XIV quand il allait voir ses raisins et ses melons.
Le créateur et le souverain du potager était, jusqu’en 1688, M. de La Quintinie : on ne sait pas où il avait étudié l’horticulture ; on le voit bien avocat au parlement, éloquent orateur, précepteur du fils de Tambonneau, le président de la Cour des comptes ; mais on ne discerne pas comment lui vint le goût du jardinage. Pourtant, à son retour d’Italie, ou il avait accompagné son élève, – un garçon laid et sans esprit, – son étonnant génie le tourmentait déjà, car il se mit à transformer le grand jardin du bel hôtel que Tambonneau habitait rue de l’Université, à l’endroit où s’étend aujourd’hui la rue du Pré-aux-Clercs. Ses essais furent si éclatants que, en moins de deux ou trois ans, il était célèbre ; on l’appelait en consultation à Chantilly, chez les Condés, à Vaux, chez Fouquet, à Rambouillet, à Sceaux et même en Angleterre, où Charles II lui offrit un « pont d’or » s’il consentait à passer le détroit et à venir soigner ses jardins. On se demande par quel prodige un homme parvint à conquérir une renommée si universelle et si subite en arrosant des laitues et en taillant des espaliers, occupation des plus placides et la moins faite pour éblouir les foules. Le fait est pourtant incontestable : Louis XIV, qui collectionnait les spécialistes de talent, mit la main sur La Quintinie et lui confia le potager de Versailles, disposé primitivement à l’emplacement qu’occupent aujourd’hui la rue Gambetta, la bibliothèque de la ville et la caserne des Récollets. Mais il fallut reconnaître, après quelques années d’essais, que le sol ne convenait pas à la culture, ce qui, pour un potager est un inconvénient dirimant ; on fit choix d’un autre terrain, plus loin du château ; là c’était bien pis : l’endroit était une véritable mare, « inaccessible et surtout mortelle pour les arbres que l’eau déracinait, et pour les plantes qui en étaient submergées ». Afin de pouvoir, sans danger de noyade, patauger dans ce bourbier, il fallut agrandir la pièce d’eau voisine, – celle dite des Suisses – et drainer les ruissellements des collines de Satory ; les déblais furent utilisés à affermir le sol qu’on renforça d’une épaisse couche de terre végétale ; cet énorme travail accompli, vers 1680, La Quintinie put songer à disposer ses espaliers, ses couches, ses serres et ses « carrés ». Il fit un chef-d’œuvre et créa une merveille.
C’est que ce brave homme fut le spécimen type d’un genre de fonctionnaire comme il y en a encore beaucoup, je n’en doute pas, mais dont la race, dit-on, tend à disparaître ; il adorait sa profession ; il la jugeait la plus belle de toutes ; elle absorbait toutes ses pensées et tout son temps ; il ne l’eût pas changée contre la couronne de France et de Navarre et il estimait qu’il n’y a pas au monde de volupté comparable à celle de « blanchir » des chicorées et d’éduquer des arbres fruitiers. Tout le jour, le traçoir et le sécateur en main, il parcourait son domaine, exhortant ses ouvriers, leur communiquant sa passion, mettant lui-même la main à l’ouvrage, s’arrêtant pour « égayer » un pommier ou couvrir d’un paillasson ses concombres, dessinant une quenouille, déplaçant un châssis. Et, le soir venu, comme il faut bien s’arrêter et qu’on ne peut, dans l’obscurité, ni palisser ni marcotter, il s’enferme pour rêver à ses melonnières et à ses treilles de muscat et il écrit sur ces choses aimées d’admirables pages où il met toute sa tendresse et tout son culte.
Ah ! ces livres ! Ni Pétrarque chantant les charmes de Laure de Noves, ni Jean-Jacques en extase devant sa pervenche, ni Brillat-Savarin dissertant sur les ailerons de bartavelles à la purée d’avelines, ne trouvèrent des accents aussi émus et enthousiastes que le maraîcher de Louis XIV louangeant ses plantations dans ces deux ouvrages qui ont pour titres : le Potager de Versailles et Traité du jardinage. Faut-il l’avouer ? Il me fait comprendre enfin pourquoi son époque est appelée le Grand siècle : j’aperçois cette harmonieuse ordonnance de gens émérites, chacun bien à sa place, ne s’occupant que de sa « partie », n’ayant d’autre but que de s’illustrer dans sa compétence, et atteignant à la perfection par ce seul fait que tous, en rivalisant de zèle pour plaire au maître, satisfont leur goût personnel. Écoutez La Quintinie parlant de son potager :
« Il est nécessaire que les yeux y trouvent d’abord de quoi être contents et qu’il n’y ait rien de bizarre qui les blesse ; la plus belle figure, pour un fruitier ou pour un potager, est celle qui fait un beau carré, surtout quand les encoignures sont à angles droits et que la longueur excède une fois et demie ou deux fois l’étendue de la largeur… Il est certain que dans ces carrés le jardinier trouve aisément de belles planches à dresser ; il y a plaisir de voir de véritables carres de fraises, d’artichauts, d’asperges ou de grandes planches de cerfeuil » de persil, d’oseille, tout cela bien tiré, bien compassé… On est à plaindre quand quelque sujétion de malheureux voisinage nous réduit à souffrir des figures estropiées, des enclaves, des côtés inégaux… » Voilà pour le jardin ; voyons les qualités qu’il réclame du jardinier : « Qu’on vienne à savoir premièrement qu’il est homme sage et honnête en toutes ses maximes de vivre, qu’il n’a point une avidité insatiable de gagner, qu’il rend bon compte à son maître de tout ce que son jardin produit sans en rien détourner, qu’il est toujours le premier et le dernier à son ouvrage… qu’il n’a pas de plus grand plaisir que d’être dans ses jardins et principalement les jours de fête ; si bien qu’au lieu d’aller ces jours-là en débauche ou en divertissement, on le voit se promener avec ses garçons, leur faisant remarquer en chaque endroit ce qu’il y a de bien et de mal, déterminant ce qu’il y aura à faire dans chaque jour ouvrier de la semaine, ôtant même les insectes qui font du dégât, reliant quelque branche que le vent pourrait rompre ou gâter, ébourgeonnant quelque faux bois qui blesse la vue, fait tort à l’arbre et qu’on n’avait pas remarqué jusqu’alors. »
C’est surtout quand il vante ses poires que l’éloquence de La Quintinie devient particulièrement juteuse. D’abord il proteste contre ces sortes de gens qui, par ostentation, veulent avoir dans leur jardin des échantillons de tout. « Il faut simplement se piquer d’y avoir des magasins de bonté et de délicatesse. » Anathème contre les méprisables « apprentis » qui veulent faire un jardin de ce qu’on peut appeler « la racaille de toutes sortes de fruits ». À son avis, la reine de nos vergers est la poire de Bon Chrétien d’hiver ; d’abord elle a une origine illustre ; les grands monarques l’ont cultivée ; baptisée à la naissance du christianisme, « elle se recommande à tous les jardiniers chrétiens » ; ensuite, il faut convenir que la nature « ne donne rien de si beau et de si aimable à voir que cette poire ronde et pyramidale », et dont la grosseur est surprenante ; c’est celle « qui donne le plus de plaisir sur l’arbre, où elle demeure, en augmentant à vue d’œil, depuis le mois de mai jusqu’à la fin d’octobre ; elle réjouit tous les jours le curieux qui vient la regarder, tout de même que la vue d’un bijou ou d’un trésor réjouit le maître qui en est possesseur »…
Passons sur les autres mérites du Bon Chrétien qui occupent plusieurs pages ; La Quintinie examine maintenant les rivales de cette poire mirobolante ; elles sont au nombre de six « qui ne souffrent pas sans murmurer de ne venir qu’en second rang », et il les cite : ce sont les Beurrés, les Bergamotes d’automne, les Leschasseries, les Ambrettes, les Virgoulés, les Espines d’hiver. Il lui en coûte de les attrister en leur refusant la première place ; mais le devoir et la conscience avant tout : certes le Beurré a « le bonheur d’être extrêmement fertile » ; il est en possession de mérites qui justifient toutes ses « ambitions » ; tellement excellent, d’ailleurs, que, quand il commence à mûrir, vers la fin de septembre, « on est tout consolé de voir finir les pêches, et c’est beaucoup dire ». La Virgoulé est « une poire orgueilleuse »… L’Espine d’hiver « connaît bien ce qu’elle vaut et ne se laisse pas condamner sans parler »… La Bergamote d’automne n’est pas non plus sans prétentions ; mais il faut qu’elle se résigne à « céder le pas » à cause de la gale à laquelle elle est sujette trop souvent »… Et, pris de tristesse à la pensée du chagrin que son verdict va causer à la Bergamote, La Quintinie ajoute : « L’article de cette poire m’a fait de la peine à décider… »
On n’imagine pas combien sa prose succulente perd à être abrégée et raccourcie ; La Quintinie est coutumier de quelque prolixité ; il exige d’être lentement savouré à l’égal des beaux fruits dont il exalte les vertus. Sans doute, vers la centième page, le Traité de jardinage commencerait-il à vous paraître un peu longuet ; il n’est pas écrit pour les gens d’aujourd’hui qui n’ont le temps de rien et se contentent de lire des yeux ; aussi vous conseillerai-je de vous en tenir prudemment aux extraits. Il y en a de charmants dans l’un des volumes où André Hallays a rapporté ses studieuses flâneries autour de Paris, et qui témoignent assez que le maraîcher de Louis XIV n’est pas un écrivain à dédaigner ; il restera comme le La Bruyère des poires et le Saint-Simon des salades. Même, le livre en main, allez flâner, vous aussi, un jour de beau temps, au potager de Versailles ; il subsiste à peu près semblable à ce qu’il était autrefois ; c’est le jardin d’études de l’École nationale d’horticulture ; il est en son genre l’une de ces merveilles dont fourmille notre pays et qui sont connues des étrangers, mais que nous ignorons ; vous y retrouverez la disposition grandiose de ces « carrés » si chers à leur créateur, ses espaliers, ses terrasses, la vieille maison qu’il habita, sa statue dressée en 1876, les traces d’une porte aujourd’hui murée et qui était jadis celle d’un petit pavillon qu’on appelait « le Public » et où l’on distribuait gratuitement les légumes royaux aux gens du peuple. Et même vous verrez là quelques-uns de ces fameux poiriers, âgés de 250 ans, qu’a plantés et éduqués le jardinier du grand roi ; il en restait neuf en 1879 ; le terrible hiver de cette année-là ravagea le potager ; la gelée y détruisit près de 10 000 arbres fruitiers ; mais des vieux élèves de La Quintinie un seul périt ; huit vivent encore : contemplez-les avec recueillement ; ce sont des enfants de l’amour et ils en ont une santé !