La médecine tient une grande place dans les sociétés incrédules. Plus l’homme s’éloigne des vérités chrétiennes, plus il s’attache à la vie. Qu’il se croie réservé au néant, que la pensée d’une autre vie vienne quelquefois le tourmenter, vivre longtemps est son affaire principale ; car sa nature a horreur du néant, et sa conscience a peur de l’éternité. Il craint la maladie, non seulement parce qu’elle est la privation des jouissances, seul bonheur auquel il sache aspirer, non seulement parce qu’elle est la douleur, dont il ignore le prix et contre laquelle son âme est sans force, mais parce qu’elle est l’annonce ou la menace de cette mort qui va ou le détruire tout entier comme un vil animal, ou peut-être le livrer impérissable et souillé aux arrêts de la divine justice. Tant qu’il se porte bien, volontiers sceptique et irrévérencieux envers l’art de guérir, au premier frisson la médecine devient son unique espérance. Il se remet entre ses mains, docile jusqu’à la lâcheté, crédule jusqu’à la stupidité. Le culte de la médecine ne connaît point d’athée parmi ceux qui nient tout le reste. Combien n’en voit-on pas de ces forts esprits, moqueurs superbes des pratiques et des abstinences religieuses, qui, une fois atteints d’un mal réel ou imaginaire, deviennent sobres, continents, fuient le monde et les affaires, font des retraites à la campagne et des pèlerinages aux bains, vont au loin consulter les empiriques et les somnambules, portent sur eux, en guise de scapulaire, quelque morceau de camphre ou quelque flacon d’odeur ! Il n’y a rien que le médecin ne puisse obtenir d’eux. Ce corps qui leur inspire tant de soucis, ils le soumettent à des pénitences de fakir. Ils paient et ils avalent sans murmurer les drogues les plus infâmes, ils gardent la prison, ils battent la campagne à marches forcées, ils se flagellent, ils s’exilent, ils vont se plonger dans des eaux glacées ou putrides. Que ne feraient-ils pas ? Si les médecins leur disaient de passer tous les jours deux heures à genoux sur les dalles, devant un cierge allumé, certes, ils encombreraient nos églises et contraindraient l’État d’en bâtir de nouvelles !
L’influence du médecin ne s’exerce pas seulement sur l’imbécillité du malade. Les plus saintes affections de concert avec certaines nécessités aussi terribles que fréquentes au milieu d’un monde corrompu, lui livrent ce que la famille a de plus secret et de plus sacré. Il est le confesseur de ces maisons dont un prêtre n’a jamais franchi le seuil. C’est lui, et non le prêtre, qui, pour employer les odieuses expressions de M. Michelet, « gouverne la table et le lit », et qui les gouverne non du confessionnal, mais du foyer où il a sa place à toute heure de la nuit et du jour. C’est à lui qu’on révèle des mystères périlleux pour qui les confie et pour qui les reçoit, parce que de telles révélations, quand elles ne sont pas l’effort salutaire du repentir et l’aveu du coupable à son juge, deviennent aisément l’entretien de deux complices. Paul-Louis Courrier, mari, comme on sait, d’une femme qui ne se confessait pas, a laissé contre la confession une page fort célébrée en ces derniers temps par les pamphlets universitaires. Quelles peintures ne pourrait-on pas faire de la confession exercée par les médecins, par ces hommes à, qui les mœurs permettent tant de choses et qui ont tant de moyens de faire impunément ce que les lois ne permettent pas !
Au dernier siècle, les médecins furent les premiers à seconder les doctrines matérialistes, et ne contribuèrent pas médiocrement à les propager. Ils comprirent instinctivement que ces doctrines, déjà si commodes pour eux, si propres à les dégager de tout scrupule et qui simplifiaient si singulièrement la science en remplaçant l’observation par des formules et des systèmes, auraient encore le résultat d’accroître largement leur clientèle. Incrédules, que pouvaient-ils désirer de mieux pour leur orgueil et pour leurs intérêts qu’une société folle d’impiété ? L’impiété cherche le plaisir, le plaisir fait des malades, et les malades que le plaisir a faits craignent la mort. Certains médecins de ce temps, types extrêmes de la dégradation civilisée, verraient-ils avec joie un autre Robert d’Arbrissel entraîner, par foules, dans d’immenses monastères les tristes habitants des maisons de prostitution et diminuer de la sorte les bénéfices que la débauche assure à leur industrie ?
Cependant, si l’influence des médecins s’est accrue, il n’en a pas été de même de leur fortune et de leur considération. Pour être riches, ils sont trop nombreux ; pour être considérés, ils sont tout à la fois serviables et trop ignorants. La société se venge ainsi des périls qu’ils lui font courir, et plus encore peut-être des bons offices qu’elle en obtient. L’estime ne s’acquiert pas par les mêmes voies que la célébrité. Le talent même et le succès ne suffisent pas à conquérir cette auréole de la bonne renommée, cette confiance du cœur réservée à la vertu. Quelle différence sous ce rapport entre les médecins et les prêtres ! On peut honorer les individus pris à part ; la corporation en masse est décriée. Cette opinion, plus douloureuse au petit nombre de ceux qu’elle épargne, qu’à la foule de ceux qui la justifient, ne s’est pas formée spontanément dans le public. Les médecins l’ont eux-mêmes provoquée, eux-mêmes établie, et la part des charlatans et des sots a été moindre en ceci que la part des illustres. Ce sont les maîtres de la science qui, par l’éclat de leurs polémiques, par le nombre, la déraison, la fortune et la chute de leurs systèmes, ont appris au monde la profonde misère de cette science devant laquelle le monde est prosterné. On a vu qu’elle flottait sans base au vent des imaginations, puisqu’il suffisait de ce qu’on appelle libéralement un homme de génie, c’est-à-dire d’une parole ardente au service d’une idée absolue, pour emporter comme dans un tourbillon toute une génération d’écoliers et de praticiens, jusqu’à ce qu’un autre tourbillon reprît à son tour cette poussière de docteurs et l’emportât en un sens opposé. Une telle mobilité dans une science qui a pour objet le corps de l’homme, c’est-à-dire le sujet à la fois le plus immuable et le plus intelligent, indique trop que beaucoup de docteurs mêmes illustres, ne savent rien. Et, en effet, leur matérialisme les condamne à méconnaître le sujet même sur lequel ils opèrent ; et combien d’entre eux, cyniquement, avouent tous les jours qu’ils ne connaissent pas l’homme et qu’ils ne le respectent pas. Tel médecin en chef d’hôpital a une panacée : c’est la saignée ; il y soumet régulièrement et indistinctement ses malades. Il saigne, saigne, saigne encore et ne cesse de saigner. Tel autre, dans tel autre hôpital, purge, repurge et purge toujours. Le pauvre malade est traité moins selon sa maladie que selon le hasard du quartier où il habite et de la porte où on le dépose. Quelquefois, par zèle scientifique, on fait exception à la règle, on essaie du nouveau, non pour guérir, mais pour savoir. Par exemple, on est curieux de connaître la qualité du sang dans un malade parvenu au troisième degré de la phtisie : on prend le premier sujet qu’on rencontre, et on saigne ce misérable qui n’a plus qu’un souffle. On renouvelle l’expérience, on la contrôle. Qu’y a-t-on gagné ? On y a gagné de savoir qu’au troisième degré de la phtisie, la qualité du sang est telle, cela fait bien dans un mémoire. Quant au phtisique, on le savait incurable ; aussi n’est-ce pas pour lui qu’on l’a saigné.
Qu’on juge des élèves qui doivent se former à de pareilles leçons. Devenu docteur après quatre ou cinq années de séjour à Paris, l’étudiant, muni des idées morales et religieuses qui se puisent dans les collèges de l’État et qui se développent sur les bancs de l’amphithéâtre, retourne dans sa province, très disposé à s’amuser, très résolu à s’enrichir, mais n’ayant du reste, ni le désir, ni souvent même la possibilité d’étudier. Il est docteur, il a son diplôme, sa lancette ou son émétiane, et peut-être encore quelque feuille médicale pour le tenir au courant des nouveautés, que lui faut-il de plus ? Cependant il se trouve sur un terrain inconnu, où le peu qu’il appris ne saurait lui servir sans être redressé par de solides observations. Les lieux, le climat, l’air, les eaux, les mœurs ne sont plus les mêmes. N’importe, il saigne, il purge comme il l’a vu faire à Paris ; et si son journal lui indique quelque chose de neuf, il expérimente comme à Paris. Les médecins capables et honnêtes qui sont quelquefois appelés en province, reviennent épouvantés de l’insuffisance orgueilleuse des docteurs à brevet. Beaucoup leur préfèrent les officiers de santé. Ils disent que ces guérisseurs de second rang, moins gâtés par les lumières et les joies de Paris, moins téméraires, plus modestes, connaissant ce qui leur manque du côté du diplôme, font plus d’efforts pour s’instruire, et réussissent fréquemment à racheter l’infériorité du grade par la supériorité du savoir. Quoi qu’il en soit, on comprend qu’une telle situation, fort peu rassurante pour le public, n’ait pas tardé à devenir très désavantageuse pour le corps médical lui-même. En effet, il se plaint. Tandis que la tête recueille les honneurs et les profits de la popularité, le cœur souffre, le reste vit dans le dédain et souvent dans la gêne. Sentant le mal sans en connaître la cause ou sans vouloir l’avouer, les petits médecins dénoncent avec une colère jalouse l’ignorance des officiers de santé et le nombre croissant des empiriques, à la concurrence desquels ils attribuent le peu de confiance qu’inspirent leurs titres universitaires ; mais ils négligent les témoignages que ne laissent pas de rendre contre eux leurs malades… quoique beaucoup de ceux-là ne parlent plus.