Ali-Bab, les beaux-arts de la table

Le gastronome Ali-Bab, qui vient de mourir, était un homme bon, fin et charmant, Il était modeste aussi, comme sont les maîtres. Ayant élevé la cuisine à la hauteur d’un des beaux-arts, il savait que l’art est difficile et, quand il traitait ses amis, il ne leur annonçait pas des merveilles. Ce sont les ignorants et les novices qui disent d’un air entendu : « On ne mange pas trop mal chez nous. » Suffisance qui, en général, ne présage rien de bon.

Ali-Bab pratiquait la gastronomie à laquelle il avait consacré un livre spirituel et savant. Si j’ose ainsi dire, il n’en faisait pas un plat. Il ne s’agit pas de vivre pour manger. Puisqu’il faut manger pour vivre, pourquoi ne pas rendre agréable cette nécessité de chaque jour ?

Une table négligée assombrit l’existence. De bons repas ne consolent pas des chagrins ; de

mauvais gâtent les plaisirs. Lorsque Ali-Bab, son frère le docteur Babinski, le professeur Vaquez et quelques autres allaient en voyage, chacun, à tour de rôle, était de semaine et veillait aux menus. Ainsi la caravane évitait ces épreuves de l’estomac qui dégoûtent de l’exotisme et jettent un voile funèbre sur les paysages.

Ne pas manger mal quand on peut manger bien, c’est le précepte des gastronomes. Sans forfanterie comme sans honte, Ai-Bab pouvait dire qu’il mettait à son ordinaire un peu plus d’atten­tion que le commun des mortels.

Il aurait toujours quitté trop tôt ses amis. Mais enfin la bonne cuisine n’a pas abrégé ses jours. Il y avait longtemps qu’il avait enterré Metchnikof, lequel prétendait devenir centenaire en se nourrissant de lait caillé, et Jean Finot, auteur d’une Philosophie de longévité, qui fut enlevé quelques mois après l’apparition de son manuel d’ascétisme. La philosophie d’Ali-Bab était celle de La Fontaine. Dieu fait bien ce qu’il fait et il n’a pas mis à notre disposition tant de bonnes choses pour nous nuire. Adieu, cher et bienveillant Ali-Bab !

Candide, 1931.