Contre l’idolâtrie des grands hommes

Depuis quelques années déjà, il s’accrédite des opinions bien fausses, selon moi, sur la nature, la qualité et le droit des grands hommes. L’idée morale n’entre plus dans le jugement qu’on porte sur eux, ni dans le rôle qu’on leur assigne. On les fait grands, très grands, des instruments de fatalité, des foudres irrésistibles, des voix descendues dans l’orage ; rien ne les limite, ce semble, que leur pouvoir et leur succès même. On est revenu sur ce point à une idolâtrie, du moins en paroles, qui rappellerait celle des premiers âges ; ce ne sont que demi-dieux toujours absous, quoi qu’ils fassent, et toujours écrasants. Bonaparte a gâté le jugement public par son exemple, et les imaginations ne sont pas guéries encore des impressions contagieuses et des ébranlements qu’il leur a laissés.

L’ancienne société offrait un certain nombre de positions à part qui investissaient d’un caractère divin et redouté les hommes heureusement pourvus par la naissance. La noblesse, celle du sang royal surtout, marquait au front ses élus d’un signe qui ne semblait pas appartenir à la race d’Adam. Sous Louis XIV, le culte du monarque était devenu une démence universellement acceptée qui étonne encore par son excès, même la sachant à l’avance, chaque fois qu’on ouvre les témoins de ce temps, les beaux esprits ou les naïfs, les distingués ou les vulgaires, madame de Sévigné ou l’abbé de Choisy, Boileau ou l’abbé Blache. Il faut dire pourtant que sous Louis XIV, à part ce soleil monarchique qui absorbait en lui toutes les superstitions et les apothéoses, le génie et sa fonction étaient noblement conçus, et dans des proportions vraiment belles. Parmi les guerriers, on n’en voyait pas de plus enviables et de plus grandement famés que les Turenne ou les Catinat ; et dans l’ordre des productions de l’esprit, la supériorité admise et admirée ne dépassait jamais le cercle des facultés humaines ; c’en était le couronnement et la fleur, flos et honos, l’enchantement, la décoration et la grâce. Les grands esprits n’étaient pas alors, pour la société, des guides reconnus ; ils étaient encore moins des foudres errants, déchaînés, et des météores.

Au XVIIIᵉ siècle, la royauté, la noblesse, la religion, pâlissent, et l’esprit humain, dans la personne de ses chefs, pousse sa conquête et aspire à régner. En un sens ce XVIIIᵉ siècle, impie et révolté, ne tend qu’à réaliser et à fonder dans la pratique civile les maximes de fraternité chrétienne et d’égalité des hommes devant Dieu. Les quatre ou cinq grands chefs qui servirent à cette époque l’esprit humain dans son immortelle entreprise, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Buffon, Diderot et autres, n’abusèrent pas trop à leur profit de la popularité qu’ils acquirent et des acclamations confuses par lesquelles on les salua libérateurs. Ils ne se démentirent pas dans le succès, ils ne s’enivrèrent pas dans leur gloire, comme Alexandre à Persépolis. Ils furent rois sans doute : Voltaire en fut un, plein de licence et de caprices ; Montesquieu en fut un qui se souvenait trop de sa robe et d’être président à mortier, et Buffon avait sa morgue et sa plénitude qui l’isolaient à Montbard. Mais, en somme, peu de libérateurs ont été aussi fidèles jusqu’au bout à leur mission que ces quatre ou cinq hommes illustres. Bien des jugements faux, inexacts, légers et passionnés, outrageux pour d’anciens bienfaiteurs du genre humain, ont été portés par eux, et ont longtemps altéré l’opinion, qui s’en affranchit à peine d’aujourd’hui ; mais le but moral, bien que souvent poursuivi à faux, leur demeura toujours présent ; la commune pensée humaine, la sympathie fraternelle, fut religieusement maintenue.

Cette idée morale, au milieu des exagérations et des égarements qu’elle eut à traverser, se conserva de la sorte jusqu’au commencement de l’Empire. Mais il y eut là une solution de continuité, une altération, une interruption profonde dans la manière de juger les hommes et les choses. Les précédentes notions furent ébranlées ou détruites, et des habitudes nouvelles d’un ordre tout opposé s’introduisirent. L’éclat, la force, l’ordre et la grandeur matérielle substituèrent leur ascendant à celui des idées morales qui semblaient à bout, ayant passé par toutes les phases de sophisme et de fanatisme et de sophisme. Je n’ai pas la prétention de juger ici en quelques mots un personnage comme Bonaparte, qui offre tant d’aspects, et dont la venue a introduit dans le monde de si innombrables conséquences ; mais pour rester au point de vue qui m’occupe, j’oserai dire qu’il est l’homme qui a le plus démoralisé d’hommes de ce temps, qui a le plus contribué à subordonner pour eux le droit au fait, le devoir au bien-être, la conviction à l’utilité, la conscience aux dehors d’une fausse gloire. Bonaparte n’était ni bon ni méchant ; il n’aimait ni ne haïssait les hommes ; il ne les estimait guère qu’en tant qu’ils pouvaient lui nuire ou le servir. Si l’on essaye d’énumérer la quantité d’hommes honnêtes, recommandables par le talent, l’étude et des vertus de citoyen, que 89 avait fait sortir du niveau, qui avaient traversé avec courage et honneur les temps les plus difficiles, que la Terreur même n’avait pas brisés, que le Directoire avait trouvés intègres, modérés et prêts à tous les bons emplois ; si l’on examine la plupart de ces hommes tombant bientôt un à un, et capitulant, après plus ou moins de résistance, devant le despote, acceptant de lui des titres ridicules auxquels ils finissent par croire, et des dotations de toutes sortes qui n’étaient qu’une corruption fastueusement déguisée, on comprendra le côté que j’indique, et qui n’est que trop incontestable. L’éclat tant célébré des triomphes militaires d’alors, cette pourpre mensongère qu’on jette à la statue et qui va s’élargissant chaque jour, couvre déjà pour beaucoup de spectateurs éblouis ces hideux aspects, mais ne les dérobe pas encore entièrement à qui sait regarder et se souvenir. Napoléon n’estimait pas les hommes à titre de ses semblables ; il ôtait aussi peu que possible de cette chair et de cette âme communes aux créatures de Dieu : c’était un homme de bronze, comme l’a dit Wieland, qui le sentit tel aussitôt dans un demi-quart d’heure de conversation à Weimar ; égoïste, sans pitié, sans fatigue, sans haine, un demi-dieu si l’on veut, c’est-à-dire plus et moins qu’un homme ; car, depuis le Christianisme, il n’y a rien de plus vraiment grand et beau sur la terre que d’être un homme, un homme dans tout le développement et la proportion des qualités de l’espèce. Les demi-dieux, les héros violents et abusifs tiennent de près aux âges païens, à demi esclaves et barbares ; quand ils triomphent dans nos sociétés modernes, quelles que soient d’ailleurs leur opportunité et leur nécessité passagère, ils introduisent un élément grossier, arriéré, qui pèse après eux et qui a son influence funeste.

Napoléon disparu et ce qui résultait immédiatement de son action politique étant à peu près apaisé, son exemple a passé dans le domaine de l’imagination, de la poésie, et y a fait école et contre-coup. Et ici non plus tout n’a pas été mal, nous sommes bien loin de le prétendre. A la contemplation de ces scènes voisines et déjà fabuleuses qui se confondaient avec nos premiers rêves du berceau, l’imagination s’est enrichie de couleurs encore inconnues ; d’immenses horizons se sont ouverts de toutes parts à de jeunes audaces pleines d’essor ; en éclat, en puissance prodigue et gigantesque, la langue et ses peintures et ses harmonies, jusque-là timides, ont débordé. Mais ce que je veux noter, ce qui me semble fâcheux et répréhensible, c’est qu’en passant à la région de pensée et de poésie, l’idée obsédante du grand homme a substitué presque généralement la force à l’idée morale comme ingrédient d’admiration dans les jugements, comme signe du beau dans les œuvres. Deux autres grands hommes parallèles à Napoléon, et dont l’influence sur nous a ôté frappante, quoique moindre, ont aidé certes dans le même sens. Byron et Gœthe, l’un par son ironie poignante et exaltée, l’autre par son calme également railleur et plus égoïste peut-être, ont autorisé ce changement d’acception du mot génie et ont prêté aux apothéoses fantastiques qu’on s’est mis à faire des grands hommes. Mais la puissance audacieuse et triomphante de Napoléon a surtout dominé ; elle a provoqué ces constructions sans nombre, et la plupart de ces statues et idoles de bronze dont on a peuplé sur son modèle les avenues de l’histoire. Tout ce qui a paru fort et puissant dans le passé a été absous, justifié et déifié, indépendamment du bien et du mal moral. La philosophie éclectique de la Restauration avait déjà, malgré ses réserves sur tant de points, proclamé la théorie du succès et de la victoire, c’est-à-dire affirmé que ceux qui réussissent dans les choses humaines, les heureux et les victorieux, ont toujours raison en définitive, raison en droit et devant la Providence qui règle le gouvernement de ce monde. On laissait aux enfants et aux écoliers cette pieuse parole que le poète a mise à la bouche du héros, compagnon d’Hector :

Disce, puer, virtutem ex me verumque laborem,

Fortunam ex aliis…

Le Saint-Simonisme bientôt alla plus loin dans la théorie des hommes providentiels qui ont toujours raison, en qui l’origine et la fin justifient les moyens, et qui marchent sur la terre et sur les eaux en vertu du droit divin des révélateurs. Sous une forme religieuse, et derrière le velours du prêtre, c’était encore la même préoccupation dévorante, le même plagiat de Bonaparte, l’effet réfléchi de la fascination exercée par cette grande figure. Il y avait bien d’autres choses neuves et considérables dans le Saint-Simonisme ; mais ce souci que j’indique a usurpé beaucoup de place. Il y a donc eu, et il y a en ce moment abus dans l’ordre de la parole et de l’imagination, comme auparavant dans l’ordre civil et politique. Il y a éloquence, poésie surabondante, comme il y a eu prodiges de valeur et coups d’éclat ; mais c’est la force encore qui tient le dé et qui gradue les jugements. Qu’on ait marqué d’abord, qu’on ait été puissant et glorieux à tout prix en son passage, et l’on n’aura en aucun temps été plus absous ; on vous trouvera, à défaut de vertu personnelle, une vertu plus haute, une utilité et moralité providentielle qui est l’ovation suprême aujourd’hui. Cette disposition a pénétré dans les jugements de l’histoire, elle prévaut dans l’art ; mais je ne saurais y voir qu’un retentissement de l’époque impériale, une imitation involontaire, développée sur la fin des loisirs de la Restauration et se poussant parmi beaucoup de pressentiments plus vrais de l’art de l’avenir.

Dans ses volumes récemment publiés sur l’histoire de France, M. Michelet a senti en un endroit cette absence de sens moral qui caractérise le moment présent, si animé d’ailleurs, si intelligent et si vivement poétique ; il a exprimé son regret et son espoir en paroles ardentes qu’on est heureux d’avoir pour auxiliaires : ne pourrait-on pas les lui opposer à lui-même quelquefois ? C’est à propos des conseils pieux donnés par saint Louis à son fils, et qui rappellent le mot tout à l’heure cité d’Énée à Ascagne : « Belles et touchantes paroles ! dit l’historien ; il est difficile de les lire sans être ému. Mais en même temps l’émotion est mêlée de retour sur soi-même et de tristesse. Cette pureté, cette douceur d’âme, cette élévation merveilleuse, où le christianisme porta son héros, qui nous la rendra ?… Certainement la moralité est plus éclairée aujourd’hui ; est-elle plus forte ? Voilà une question bien propre à troubler tout sincère ami du progrès… Le cœur se serre quand on voit que dans ce progrès de toute chose la force morale n’a pas augmenté. La notion du libre arbitre et de la responsabilité morale semble s’obscurcir chaque jour. Chose bizarre ! à mesure que diminue et s’efface le vieux fatalisme de climats et de races qui pesait sur l’homme antique, succède et grandit comme un fatalisme d’idées. Que la passion soit fataliste, qu’elle veuille tuer la liberté, à la bonne heure ! c’est son rôle, à elle. Mais la science elle-même, mais l’art… Et toi aussi, mon fils !… Cette larve du fatalisme, par où que vous mettiez la tête à la fenêtre, vous la rencontrez. Le symbolisme de Vico et de Herder, le panthéisme naturel de Schelling, le panthéisme historique de Hégel, l’histoire de races et l’histoire d’idées qui ont tant honoré la France, ils ont beau différer en tout ; contre la liberté ils sont d’accord. L’artiste même, le poète qui n’est tenu à nul système, mais qui réfléchit l’idée de son siècle, il a de sa plume de bronze inscrit la vieille cathédrale de ce mot sinistre : Anankê. »

M. Michelet espère pourtant que celle lumière de liberté morale, toute vacillante qu’elle semble, n’est pas destinée à périr, et nous l’espérons comme lui. C’est d’ailleurs le propre de la liberté morale de ne pas céder à la vogue, à l’entraînement, à l’opinion, et de vivre en protestant contre ce qui voudrait l’accabler. Je ne saurais dire pour mon compte à quel point je me suis senti souvent choqué, rebuté, jusque dans les plus belles pages d’amis bien éloquents, en voyant cet abus extrême qu’on fait aujourd’hui des grands hommes et tous ces demi-dieux despotiques qu’on inaugure en marbre ou en bronze sur le corps saignant de l’humanité qu’ils ont foulée. Au nom de cette classe intermédiaire, de plus en plus nombreuse, qui flotte entre les admirateurs aveugles et les admirés déifiés, qui n’est plus le vulgaire idolâtre et qui ne prétendra jamais au rang des demi-dieux, qui devra pourtant accorder sa juste estime et son admiration à qui méritera de la ravir, on est tenté de redemander quelques-uns de ces beaux et purs grands hommes dont les actes ou les œuvres sont comme la fleur du sommet de l’arbre humain, comme l’ombre bienfaisante qui s’en épanche, comme le suc mûri qui en découle. Lassé de ces bruits sonores et des statues de tout métal debout sur leurs socles démesurés, on se rejette avec une sorte de faiblesse en arrière et, comme Dante en ses cercles sombres, on réclame un guide compatissant et à portée de la main : Ô Virgile, Térence, Racine, Fénelon, grands hommes et si charmants, pris au sein même et dans les proportions de l’humanité, où êtes-vous ? mais il en est un du moins qui vous représente. L’admiration, pour s’épanouir avec bonheur, doit se sentir aller vers des mortels de même nature, de même race que nous, quoique plus grands. Je veux, même dans ceux que le génie couronne, reconnaître et saluer les premiers d’entre mes semblables.

Sainte-Beuve, Portraits contemporains, sur les Mémoires de Mirabeau, 1835.