On ferait aisément un beau portrait du despotisme démocratique, de l’hypocrisie qui en est inséparable, de ses ruses toujours semblables à travers les siècles, de ses procédés pour s’établir et se maintenir : procédés uniformes, puisqu’ils dérivent moins du caractère des hommes que de la nature des choses. Mais cette peinture nous entraînerait trop loin de notre sujet, et elle n’est pas nécessaire à l’objet que nous nous proposons dans ce texte.
Le despotisme théocratique repose sur des croyances superstitieuses, sur la crainte de la divinité qui est censée l’avoir établi par sa volonté et l’animer encore de son souffle : le despotisme monarchique repose sur le respect presque religieux d’un peuple pour une famille plus illustre que toutes les autres, si étroitement et si anciennement associée aux destinées de la patrie, qu’elle est devenue, aux yeux de tous, le symbole de l’existence nationale. Quant au despotisme démocratique, il repose sur un fondement moins élevé, mais solide encore : il s’appuie simplement sur la nécessité vraie ou supposée de son existence pour assurer le maintien de l’ordre public et le salut de la société.
L’obéissance est en effet, le lien des sociétés humaines, et, quand ce lien se relâche, elles semblent sur le point de se dissoudre. Si cette obéissance est renfermée dans des limites raisonnables et réglée par des lois sages, l’État est libre autant que prospère, et la sûreté commune est garantie sans qu’il en coûte rien à la dignité humaine. Si la limite de l’obéissance raisonnable est franchie, cette obéissance prend le nom de servitude ; l’ordre qu’elle maintient n’est qu’apparent, et, en même temps qu’elle ne protège plus qu’imparfaitement la sûreté des citoyens, elle humilie ceux qu’elle protège. Or, la limite qui sépare, selon chaque temps et chaque pays, l’obéissance raisonnable de l’obéissance servile est facile à reconnaître et les hommes éclairés ne s’y trompent guère. Mais, s’ils ont vu, par la corruption trop prompte du gouvernement démocratique, l’ordre se relâcher et la société menacée de se dissoudre, s’ils ont éprouvé plusieurs fois ou récemment la difficulté de concilier l’ordre et la liberté dans une société démocratique, ils désespèrent de distinguer et de séparer l’obéissance nécessaire qu’ils accorderaient volontiers aux lois de l’obéissance déréglée qu’on leur impose ; ou bien encore, sans désespérer tout à fait de la possibilité d’accomplir cette noble et pénible tâche, ils n’ont plus la force ni le cœur de l’entreprendre, et, croyant avoir assez payé à la patrie leur dette de souffrances et d’efforts, ils lèguent ce soin à des générations plus heureuses. Ils se résignent donc à leur situation présente, et c’est dans cette résignation des gens éclairés et dans le découragement d’un grand nombre de bons citoyens que le despotisme démocratique trouve tout d’abord sa principale sécurité. C’est, à vrai dire, la base sur laquelle il repose. Cependant, pour durer et pour prospérer, il lui faut quelque chose de plus, il a besoin de l’assentiment de la multitude. Cet assentiment peut s’obtenir sans beaucoup de peine. Lors même que la multitude aurait un certain attachement pour les libertés politiques, elle n’aurait pas lieu de se plaindre du despotisme démocratique, qui est dans l’usage de conserver avec soin les formes extérieures des plus importantes de ces libertés, comme Auguste avait conservé à Rome des simulacres d’élection et des ombres de magistratures. Or, distinguer entre la forme et le fond des institutions politiques exige un certain degré de lumière, et, tout en sentant qu’il y a quelque chose de changé dans la somme des libertés publiques, la multitude, qui a les mêmes apparences sous les yeux, ne peut jamais comprendre combien ce changement est considérable. De plus, elle n’est point avide de libertés politiques, mais de bien-être ; et, si elle paraît parfois attacher une certaine importance aux droits politiques, c’est seulement lorsqu’on lui a persuadé que ces droits pouvaient lui servir à conquérir le bien-être. Mais le despotisme démocratique se déclare toujours particulièrement et exclusivement chargé du bien-être de la multitude ; bien plus, il s’efforce d’attirer à lui, comme vers leur centre naturel et vers leur seul point d’appui, les vagues espérances et les illusions infinies qui couvent toujours dans l’imagination populaire, soit que ces espérances se tournent vers les conquêtes et vers la gloire militaire, soit qu’elles tendent vers une répartition plus égale de la richesse et vers une rénovation de la société. Ainsi chargé d’une sorte de mandat illimité, quant au temps et quant aux moyens, pour assurer le bonheur général, investi par les lois d’un pouvoir immense sur les hommes et par l’imagination populaire d’un pouvoir infini sur les choses, le despotisme démocratique s’avance avec une force irrésistible et une pompe insolente, jusqu’au jour inévitable où, étourdi par sa prospérité même et saisi d’une sorte d’ivresse, il se heurte à quelque misérable obstacle et s’écroule au milieu d’une anarchie pire que celle qui lui a servi de berceau.
La France nouvelle, 1868.