Les deux hommes qui ont eu la plus grande influence sur la société nouvelle, que l’on voit se constituer sur la fin du XIVᵉ et dans le courant du XVᵉ siècle, sont vraisemblablement Christophe Colomb et l’abbé Copernic.
Colomb – en italien Colombo – naquit à Gènes vers 1446, dans une famille de pauvres tisserands. Il ne put recevoir dans sa jeunesse qu’une instruction rudimentaire qu’il s’efforça de développer dans la suite par un travail personnel. Il fut assurément un grand navigateur, mais il le fut par sa volonté, sa ténacité, l’énergie qu’il mit à parvenir au but ; dans le domaine même des sciences utiles au marin, ses connaissances n’ont jamais été que très restreintes. On vante sa prescience des éclipses, par quoi il étonnera les Indiens du Nouveau-Monde ; les almanachs les lui indiquaient. Il prévit un orage demeuré célèbre et, par là, sauva ses vaisseaux, alors que les capitaines au commandement des autres navires de la flotte perdirent les leurs. Or, l’imminence de la tempête lui avait été révélée par des combinaisons, nous ne disons pas astronomiques, mais astrologiques, par l’opposition de Jupiter et de la Lune, et la conjonction du Soleil et de Mercure, ce qui revient à dire que celle heureuse prévision fut due à un heureux hasard. Une étude de l’étoile polaire lui fit découvrir que la terre n’était pas ronde, mais en forme de poire, dont la pointe s’allongeait sur l’Équateur. Là se trouvait le paradis terrestre, arrosé par l’Orénoque.
Quoiqu’il fût né en Italie, la culture de Christophe Colomb apparaît tout espagnole. II n’est pas une de ses lettres qui ne soit en espagnol : celles même qui sont adressées à des Italiens.
Au moment d’entreprendre son premier voyage, le célèbre navigateur ne songeait pas à découvrir un nouveau continent. Son entreprise couronnée de succès, il n’en comprit ni la nature, ni la valeur.
On sait qu’il cherchait une route nouvelle, route directe vers les Indes orientales ; il cherchait surtout à s’enrichir : des trésors, de l’or, des perles, des diamants. Il avait eu soin de stipuler, dans le contrat qui le plaçait à la tête de la flotte exploratrice, que la dixième partie des perles, pierres précieuses, métaux précieux, épices et autres articles de valeur marchande qui s’acquerraient en suite de l’expédition, demeurerait sa propriété privée. Une pension de dix mille maravédis avait été attribuée, avant le départ, au marin qui, le premier, signalerait l’apparition à l’horizon de la terre ferme. Le trente-deuxième jour, après avoir levé l’ancre aux Canaries, Christophe Colomb eut soin de s’attribuer cette pension à lui-même.
Le Metropolitan Muséum de New-York possède un beau portrait du navigateur, par Sébastien del Piombo. On y voit un ample personnage grand, large des épaules, les traits du visage accentués ; de grands yeux d’une expression grave et triste ; des rides verticales marquent le front d’une expression accentuée d’énergie et de volonté ; les cheveux, coupés à la manière des jeunes femmes d’aujourd’hui, se roulent en boucles épaisses. Les mains sont fines et, par leur geste même, donnent à l’ensemble de la figure un grand air de dignité.
Ayant abordé aux côtes de l’île aujourd’hui appelée Haïti, Christophe Colomb la dénomma Hispaniola : Petite Espagne. Les flibustiers français, après en avoir conquis une grande partie, l’appelleront Saint-Domingue.
Hispaniola était habitée par des Indiens dont Colomb trace le portrait :
« Ils aiment leur prochain comme eux-mêmes, écrit-il. Leurs propos, toujours aimables et doux, s’accompagnent de sourires. »
Idéal d’un peuple dans l’esprit de l’Évangile. Christophe Colomb dit encore :
« Je suis en grande amitié avec le roi de ce pays au point qu’il se fait honneur de m’appeler son frère et de me traiter comme tel. Au reste, ces sentiments viendraient-ils à changer et à se tourner en mauvais vouloir, que lui ni les siens ne savent manier les armes. Ils ne savent même pas ce que c’est. En sorte que les hommes que j’ai laissés là-bas suffiraient à ravager l’île tout entière sans danger pour eux. »
Au pied du trône de Charles-Quint, Bartolomeo de Las Casas fait de ces Indiens le tableau que voici :
« Ils ne connaissent ni l’ambition, ni l’orgueil, ni le blasphème, ni bien d’autres vices dont ils ignorent jusqu’au nom. Et pouvons-nous nous flatter sur eux d’aucun avantage que d’une certaine supériorité de génie, remplacée en eux par beaucoup de douceur, de droiture, de simplicité naturelle ? On infère de cette simplicité qu’ils ne sont pas capables de se conduire ; mais comment donc ont-ils vécu si longtemps sous leurs caciques, sans qu’on ait même remarqué parmi eux nulle de ces divisions parmi nous si ordinaires ? »
Pour garantir la propriété, il leur suffisait de bâtons fichés dans le sol, ils leur servaient de gendarmes. Les cinq petits royaumes qui se partageaient l’île, vivaient en paix. Les peuples étaient régis par des caciques qu’ils vénéraient et auxquels ils obéissaient d’une soumission qui leur semblait naturelle, faite de respect et d’affection.
Bonté et générosité dont Christophe Colomb avait fait l’expérience dès le premier jour. La plus importante de ses caravelles, la Capitane, s’étant échouée sur des récifs, les indigènes s’efforcèrent, d’un généreux dévouement, à sauver l’équipage et la cargaison. Or, ce même Christophe Colomb, qui avait été accueilli, dès l’abord, par un bienfait si grand et parlait des Indiens de Saint-Domingue comme il vient d’être dit, inaugura contre ces mêmes Indiens la politique de cruauté et de fourberie qui devait amener, et dans les conditions les plus atroces, l’asservissement et bientôt la destruction de ces populations bonnes, naïves et confiantes.
Saint-Domingue était riche en mines d’or. Voilà l’affaire ! « Ce qu’il y a de meilleur au monde, écrit Colomb, c’est l’or. Celui qui le possède fait ce qu’il veut. Il envoie même les âmes au paradis. »
Colomb avait fait miroiter aux yeux du roi d’Aragon, Ferdinand, et de la reine Isabelle, les plus brillantes perspectives. Par courtisanerie et par ambition, afin de fournir à la Cour d’Espagne l’or qui devait lui en assurer la faveur, et par cupidité, l’illustre navigateur décida que les indigènes seraient attachés aux mines et contraints à leur exploitation.
Le chef de l’une des cinq provinces qui se partageaient la grande île, se nommait Coanabo. Colomb lui proposa un traité d’alliance à des conditions que le cacique accepta avec empressement. Ainsi, de confiance, le malheureux fut attiré dans un guet-apens où Colomb le fit charger de liens, puis il le fit embarquer sur un navire en partance pour l’Espagne. Le navire coula durant la traversée (1495). À la nouvelle de cette trahison, les sujets du cacique se révoltent : pauvre révolte désarmée, mais excellent prétexte à de grands massacres. Le Génois mit en campagne deux cents hommes munis de bonnes arquebuses, une cavalerie bien montée et des meutes de bouledogues dressés à la chasse humaine. Les Anglais les appellent des chiens de sang (Blood-hounds). Ceux-ci se jetaient à la gorge des Indiens terrifiés, les étranglaient ou les mettaient en pièces. Et les soldats de Sa Majesté Catholique poursuivaient les fuyards avec l’entrain de chasseurs entraînés. Ceux qui échappèrent furent réduits en esclavage. Exploits qui inspirent au capitaine Burney, de la marine anglaise, cette observation :
« Il nous est assurément permis de nous servir de chiens pour notre garde et pour notre défense personnelle ; mais la chasse à l’homme avec des « chiens de sang », était, jusqu’au jour où Christophe Colomb la mit en pratique, un attentat inouï. On n’y doit pas voir moins de barbarie que dans le cannibalisme, que dans des agapes où des hommes dévoreraient de la chair humaine. » L’emploi des armes à feu remplissait les Indiens d’une folle terreur. Ce bruit de tonnerre, la mort portée par un mystérieux projectile, leur semblaient diaboliques. Don Ferdinand Colomb, fils de Christophe et historiographe de son père parle d’une troupe de quatre cents Indiens mise en fuite par un seul cavalier armé de son arquebuse. Le même Ferdinand Colomb ajoute :
« Ces créatures craintives fuyaient à la première attaque et nos hommes les poursuivaient en en faisant un tel massacre qu’en peu d’instants la victoire était complète. »
Au retour de son second voyage (1496), exalté par ses hauts faits, Colomb ne parlait plus que de Dieu et des saints mystères. C’était à la protection divine qu’il devait son succès et au prophète Isaïe. À présent, l’important serait de délivrer Jérusalem des mains des infidèles. Il avait revêtu une robe de bure et s’était noué autour de la taille, le rude cordon des Franciscains. Et le gaillard était sincère : en lui mysticisme et cupidité faisaient bon ménage.
Cependant il ne négligeait pas de se donner belle allure et de paraître à la Cour de Castille à la tête d’une suite d’indiens qu’il avait couverts de parures resplendissantes, – tandis qu’à Séville il vendait comme esclaves cinq cents de ces malheureux arrachés de leur pays. Quand la reine Isabelle, bonne et pitoyable, apprit ce nouvel exploit, elle ne put contenir son indignation. Dès son premier voyage, Colomb avait projeté de s’emparer en masse de ces Indiens inoffensifs pour les vendre en Europe comme esclaves. Fructueux commerce qu’il s’occupait d’organiser méthodiquement, quand la Cour d’Espagne y mit son veto.
C’est ainsi que la conduite de Christophe Colomb, après sa découverte de l’Amérique, apparaît sous un jour si vilain de perfidie, de cruauté et de cupidité, qu’on en a le cœur soulevé de dégoût.
Or il a été question de nos jours (1873-1877) de canoniser le personnage. Sept cents évêques en avaient signé la requête ; mais il se découvrit que le second mariage du héros n’avait été que d’une régularité insuffisamment canonique, ce qui fit échouer la béatification. Heureux convoi qui épargna à l’Église fâcheuse mésaventure.
Voyant qu’ils ne pouvaient résister à leurs envahisseurs, les Indiens de Saint-Domingue prirent la résolution de se retirer devant eux, d’abandonner leurs demeures, de renoncer à la culture, de se réfugier sur les montagnes et dans le fond des bois. Ils espéraient que, privés des subsistances qu’ils tiraient de leur labeur, leurs vainqueurs seraient obligés d’abandonner la contrée ; mais les Espagnols organisèrent des pêcheries sur les côtes poissonneuses et leurs navires les approvisionnaient d’Europe, tandis que les pauvres Indiens mouraient de faim. En quelques mois, périt le tiers de la population de Saint-Domingue. Événements qui se passèrent sous le gouvernement de Christophe Colomb dans les trois premières années qui suivirent la découverte du Nouveau-Monde.
Le grand navigateur fut remplacé comme gouverneur des Indes occidentales par un certain François Bobadilla, qui arriva à Saint-Domingue le 23 août 1500, au moment où Christophe Colomb venait de faire périr dans les supplices sept de ses propres compatriotes. Ce Bobadilla était une vraie brute. La première chose qu’il fit, fut de jeter dans les fers Christophe Colomb et ses frères ; puis il les renvoya en Europe. Ses excès dépassèrent peut-être ceux de son prédécesseur, au point que la cour d’Espagne s’en émut. Bobadilla fut remplacé par don Nicolas Ovando, qui avait grand renom d’homme de bien et d’honneur, d’administrateur capable et ami de la justice. Il fut l’un des plus exécrables tyrans dont l’histoire ait gardé le souvenir. Au cours de son quatrième voyage, Christophe Colomb arriva avec ses caravelles en vue de Saint-Domingue et voulut y aborder pour y faire réparer quelques avaries survenues à ses vaisseaux ; mais Ovando s’opposa vivement à ce qu’il débarquât (29 juin 1502) ; car ces sombres exploiteurs du sang et du travail humains, Christophe Colomb, Bobadilla, Ovando, se détestaient, se jalousaient réciproquement : un chacun voulait tout pour soi tout seul. Colomb le premier avait protesté avec véhémence quand il avait appris que d’autres que lui obtenaient de Leurs Majestés Catholiques licence de naviguer dans les eaux du Nouveau-Monde. Le croquant n’admettait aucune concurrence.
Aussi la fin de la vie de l’amiral génois fut-elle triste et noire. Le célèbre historien de la Renaissance italienne, Jakob Burckhardt s’apitoie sur son sort. « Quelques semaines avant la mort du pape Alexandre VI, écrit Burckhardt, Colomb date de la Jamaïque (7 juillet 1503) sa splendide lettre à Leurs Majestés Catholiques (roi et reine d’Espagne) confits en leur ingratitude, lettre qu’on ne peut lire de nos jours sans un sentiment d’indignation. »
On ne sait si Leurs Majestés Catholiques firent preuve d’ingratitude vis-à-vis de celui qui leur avait révélé un monde, du moins firent-elles preuve de beaucoup d’indulgence, de tolérance à son égard, après s’être rendu compte de ce que valait l’individu. Sa mort passa inaperçue, vainement en cherche-t-on trace dans les chroniques contemporaines.
Les armes que Christophe Colomb s’était fait attribuer sont caractéristiques :
« Des ondes de mer avec un continent et vingt-neuf îles d’or, sur un fond d’azur cinq ancres d’or, la pointe de l’écu enté d’or. »
De l’or, de l’or, de l’or ! et de la gloire, certes ;
— cherchez l’honneur.