L’Histoire de France de Michelet

De 1833 à 1844, Michelet donna les six premiers volumes de son Histoire de France, allant des origines à la mort de Louis XI. On sera vite frappé de l’absolue similitude qui existe entre la méthode de cette œuvre et son Histoire romaine.

L’objet de Michelet est la résurrection de la vie intégrale du passé – répétons encore ce mot intégral, puisque Michelet y tenait. Il le dit nettement dès sa préface de 1833 : le sol et les hommes, le peuple et les chefs, les événements, les institutions et les croyances, il ne négligera rien. Voltaire avait, dans son Siècle de Louis XIV, donné de l’histoire une formule presque semblable. Mais chez Voltaire, l’étude des institutions et des beaux-arts ne fait que compléter un tableau : ce sont des chapitres qui viennent s’ajouter à d’autres chapitres ; chez Michelet, au contraire, il faut que « l’histoire politique soit éclaircie par l’histoire intérieure, celle de la philosophie et de la religion, du droit et de la littérature ». De ces éléments divers naîtra une seule et même idée ; la vue du sol et le récit des faits, la lecture des grandes œuvres et la vie des grands hommes produiront la même impression ; l’étude dans l’espace et l’étude dans le temps amèneront à la même conclusion. Comme l’examen de la physionomie, des facultés et de la conduite d’un homme permet de connaître et de juger son âme, de la même manière il faudra retrouver le génie de la nation ou l’esprit d’une époque :

« Ce n’est pas moins », disait Michelet en annonçant son livre en 1833, « qu’une formule de la France, considérée d’une part dans sa diversité de races et de provinces, dans son extension géographique, d’autre part dans son développement chronologique, dans l’unité croissante du drame national. C’est un tissu dont la trame est l’espace et la matière, dont la chaîne est le temps et la pensée. »

Pour arriver à « cet idéal », Michelet combine les méthodes des deux écoles qui l’ont précédé. De l’école narrative, il tient le goût des beaux récits, vivants, imagés, colorés à la couleur du temps. Aux systèmes de l’école philosophique, il emprunte ses études sur le gouvernement, sur l’état social, sur les questions religieuses. Mais il a mêlé ces deux méthodes de manière à ce que la fusion soit complète. – Car, dans le récit, il rattache le fait temporaire et local, bataille ou construction d’église, à un principe permanent qui dirige les actions humaines, à l’idée éternelle pour laquelle on combat. La vie batailleuse des Liégeois est le résultat du « principe d’action, qui veut qu’on ne cesse un moment, de produire sans détruire » ; la Renaissance est « la réconciliation du beau et du vrai ». – Dans l’examen des institutions, Michelet retrouvera de même les passions ou les espérances de la vie humaine. La formation de la féodalité, c’est « le triomphe de la matière, qui s’en va et se dissipe vers les quatre vents du monde » ; l’or, c’est « la richesse subtilisée ». – Ainsi, l’histoire de France sera la lutte, dans l’âme d’une nation, de forces vitales et de principes éternels. J’ai embrassé la France, disait Michelet, « dans l’unité vivante des éléments naturels qui l’ont constituée. Le premier, je la vis comme une âme ». Augustin Thierry, en voyant ainsi ses beaux récits concrets et humains se transformer en luttes de symboles, s’indigna contre cette nouvelle manière de présenter l’histoire : c’est, disait-il, une pure lutte d’esprits, perpétuelle psychomachie. Prenons le mot en bonne part, et nous pourrons l’accepter pour vrai.

D’autant plus vrai qu’au-dessous des forces en lutte, Michelet, du moins dans les six premiers volumes de son Histoire de France, a bien vu et bien jugé les hommes, les faits et les monuments, et qu’il les a jugés d’après les sources, très minutieusement étudiées. Il a fait, du XIIIᵉ au XVᵉ siècle, un emploi constant et judicieux des documents originaux, et en partie de textes inédits. Rappelons-nous que ces volumes ont été faits dans les Archives du Royaume ; Michelet y était employé ; il a classé des inventaires, il a publié des procès-verbaux. Les Archives ont été « le paisible théâtre de ses travaux » ; c’est « le lieu qui les a inspirés ». Ni Thierry à cette date ni Guizot dans sa Civilisation n’ont eu grand souci de l’inédit. Michelet eut le désir obsédant de demander à l’inconnu la source d’une connaissance nouvelle. Ce n’est – pas en vain qu’il avait passé à l’école de Niebuhr et des maîtres allemands ; il a voulu, comme eux, être un découvreur de textes.

Cela donne à ses volumes sur la fin du Moyen Âge, outre leur charme littéraire et leur portée philosophique, de solides assises d’érudition. Ses études sur l’art gothique reposent sur de très consciencieuses recherches, que les archéologues des cathédrales et les Antiquaires de Normandie lui ont aidé à faire, et qu’il complétera plus tard à l’aide des renseignements oraux fournis par Quicherat. Son livre sur Louis XI, le plus détaillé de tous, sera peut-être le morceau le plus durable de son Histoire : il y a là une connaissance très approfondie des sources, un sage emploi des documents, une fort juste appréciation du règne et du personnage, toutes choses qui étaient fort malaisées dans l’état de la science en 1844.

De cette manière d’envisager l’histoire devaient résulter un plan et des théories fort opposées à celles de ses prédécesseurs. Le premier volume est une sorte de préface : c’est la France d’avant la fusion des races (jusque vers l’an mille). Les races, Michelet les accepte encore pour ces temps reculés. ; il garde, dans ce volume, l’influence de Thierry et de ce fatalisme ethnographique contre lequel il s’insurgera plus tard : peu ou point de recours au symbolisme, beaucoup de récits et des portraits. – Mais au second volume, assez brusquement, l’action de la race a disparu : dès après la dissolution carolingienne, il n’y a qu’une nation prenant conscience d’elle-même, une France, personne ayant une âme : « La France est le pays du monde où la personnalité nationale se rapproche le plus de la personnalité individuelle. »

Aussi est-ce à ce second volume que commence véritablement lHistoire de France de Michelet. II voit enfin le corps de la patrie avant d’assister à la naissance de son génie. Ce corps et ces membres, c’est le sol et ce sont les provinces, dont l’historien fait la description au début de ce second volume. On connaît le « tableau de la France », qui est peut-être le chef-d’œuvre de Michelet, et n’oublions pas que pour le tracer il vit et revit le pays.

La géographie, avons-nous déjà remarqué, ne tient aucune place dans les œuvres de Guizot et de Thierry. Michelet a, le premier en France, affirmé hautement que « les divisions politiques répondent aux divisions physiques », que les hommes et les événements sont « les fruits des diverses contrées ». – C’était, dans l’histoire de France, une révolution ; d’autres l’ont préparée, mais c’est bien Michelet qui l’a faite.

Chacune des provinces de la France, continue-t-il, a son rôle, son action, son génie, comme chaque organe a sa fonction. Voilà encore, à mon sens, une autre révolution faite en histoire par Michelet. Avant lui, d’autres historiens de la France, Thierry surtout, avaient parlé de la province : Michelet est le premier qui ait essayé, tout en faisant l’histoire générale du pays, de faire l’histoire particulière de ses provinces et de ses villes. Il a eu cet inoubliable mérite, à la fois de rattacher les destinées de la France à celles de l’humanité, et de retrouver la vie municipale dans la vie nationale. Quand il voyageait en France, une de ses vives curiosités était de chercher comment les villes s’étaient formées, les causes qui expliquaient leur topographie et leur rôle social. De tous nos historiens, Michelet a été, si l’on peut dire, le moins dynastique et le moins centralisateur.

Sous quelles influences maintenant la France va-t-elle grandir ? Les races ? il n’en est plus question ; les grands hommes ? ils ne sont que les porte-paroles de leur temps et de leur nation. La France se transformera sous les mêmes influences inconnues et complexes qui transforment l’individu : le travail que le peuple fait sur lui-même, souffrant et luttant, lisant et pensant, explique comment les institutions et les religions changent et périssent ; à ce travail, les conquêtes ne touchent qu’à peine, les races ne le modifient point, les grands hommes sont impuissants devant lui. Le peuple est son propre Prométhée.

« Races sur races, peuples sur peuples ; Galls, Kymry, Bolg, d’autre part Ibères, d’autres encore, Grecs, Romains ; les Germains viennent les derniers. Cela dit, a-t-on dit la France ? presque tout est à dire encore. La France s’est faite elle-même de ces éléments dont tout autre mélange pouvait résulter. Les mêmes principes chimiques composent l’huile et le sucre. Les principes donnés, tout n’est pas donné ; reste le mystère de l’existence propre et spéciale. Combien plus doit-on en tenir compte, quand il s’agit d’un mélange vivant et actif, comme une nation ; d’un mélange susceptible de se travailler, de se modifier ? Ce travail, ces modifications successives, par lesquels notre patrie va se transformant, c’est le sujet de l’histoire de France.

Ne nous exagérons donc ni l’élément primitif du génie celtique, ni les additions étrangères. Les Celtes y ont fait sans doute, Rome aussi, la Grèce aussi, les Germains encore. Mais qui a uni, fondu, dénaturé ces éléments, qui les a transmués, transfigurés, qui en a fait un corps, qui en a tiré notre France ? La France elle-même, par ce travail intérieur, par ce mystérieux enfantement mêlé de nécessité et de liberté, dont l’histoire doit rendre compte. »

Michelet, par là, recule évidemment la solution des problèmes historiques. Mais qui niera qu’en réalité ils ne soient insolubles et que l’histoire, trop souvent, ne déplace les questions au lieu de les résoudre ? Pourquoi le monde s’est-il au IVᵉ siècle converti au christianisme ? besoin de croire, diront les uns, action des grands évangélistes, dirent les autres : cela ne suffit pas à nous expliquer cet irrésistible courant qui transforma en quelques générations la foi de l’univers. Et il faut en revenir à l’expression de Michelet : l’invisible travail de la société sur elle-même. Au fond, en présentant cette formule, Michelet ne fait qu’avouer son impuissance ; mais aussi il écarte par là les doctrines, tout autrement dangereuses, de l’influence des races, de la perpétuité des conquêtes, et de l’action providentielle des grands hommes.

La méthode historique de Michelet a enfin déterminé son style. Il est banal de dire que de tous nos historiens, c’est l’écrivain le plus brillant, le plus pittoresque, le plus imagé. Mais il importe de dire pourquoi il l’a été.

D’abord, Michelet a toujours eu la vision concrète des événements : il a vu les hommes, les foules, les pays et les batailles. L’ayant vue, c’est une humanité vivante et mouvante qu’il met sous nos yeux. Avant de parler de la Bretagne, il l’a visitée. Voir et ressusciter sont chez lui deux actes identiques.

Non seulement il a vu les choses ; mais, pour qu’on les voie mieux après lui, il les transforme en êtres vivants : de la foule, il fait un individu ; de la rivière, de la ville, de la province et de la France, une personne qui veut. Plus encore, il entend les vieux papiers des Archives, et il leur répond.

« Je ne tardai pas à m’apercevoir dans le silence apparent de ces galeries qu’il y avait un mouvement, un murmure qui n’était pas de la mort. Ces papiers, ces parchemins laissés là depuis longtemps, ne demandaient pas mieux que de revenir au jour. Ces papiers ne sont pas des papiers, mais des vies d’hommes, de provinces, de peuples. D’abord, les familles et les fiefs, blasonnés dans leur poussière, réclamaient contre l’oubli. Les provinces se soulevaient, alléguant qu’à tort la centralisation avait cru les anéantir. Les ordonnances de nos rois prétendaient n’avoir pas été effacées par la multitude des lois modernes. Si on eût voulu les écouter tous, comme disait ce fossoyeur au champ de bataille, il n’y en aurait pas eu un de mort. Tous vivaient et parlaient, ils entouraient l’auteur d’une armée à cent langues que faisait taire rudement la grande voix de la République et de l’Empire.

« Doucement, Messieurs les morts, procédons par ordre, s’il vous plait… »

Nul écrivain, sauf Victor Hugo, n’a poussé plus loin cette transformation des choses en personnes. Victor Hugo parle des passions comme Michelet des papiers des Archives :

« Toutes les passions s’envolent avec l’âge,

« L’une emportant son masque et l’autre son couteau… »

L’Histoire de France est, à certains égards, un chef-d’œuvre d’anthropomorphisme historique et littéraire. Mais qu’on ne s’y trompe pas : c’est le procédé du romantisme. Les théories historiques de Michelet cadraient merveilleusement avec les théories littéraires de l’école triomphante.

Enfin, le dernier procédé de Michelet est la conséquence, non plus du romantisme contemporain, mais du symbolisme à la façon allemande. Si l’objet inanimé devient homme, l’homme devient symbole. Pélage est le symbole du génie helléno-celtique. En Jeanne d’Arc apparurent la Vierge et la France. Michelet anime ce qui ne respire pas, idéalise ce qui respire.

De là, pour ceux qui lisent Michelet, une séduction, une émotion qu’aucun autre livre d’histoire n’a jamais donnée et ne donnera jamais. C’est à la fois la couleur des images et l’intensité de la pensée ; et, quand Michelet voit et pense juste, c’est l’éclat de lumière de la vérité bienfaisante.