La bête du Gévaudan

En quelle année les habitués de la Bibliothèque nationale virent-ils pénétrer dans la grande salle de lecture un prêtre vénérable, d’allure sévère et campagnarde, vêtu d’une soutane grossière et chaussé d’énormes souliers boueux ? La chose, si je ne me trompe, date d’une trentaine d’années ; elle ne passa pas inaperçue, car, tout de suite, la légende s’accrédita que le nouveau était le curé d’un petit village perdu dans les montagnes de l’Auvergne, et qu’il réalisait le rêve de toute sa vie en venant à la Bibliothèque, afin de consulter certains documents intéressant l’histoire de sa paroisse. On assura même que, ne pouvant rien soustraire du budget de ses charités, il avait fait à pied la plus grande partie du chemin, et qu’il ne voulut rien voir à Paris que les ouvrages dont il avait besoin. Ses notes prises, il reprit son bâton et regagna ses montagnes.

Bien des années après son passage, je rencontrai, chez un bouquiniste, un volume d’aspect étrange, tel qu’il n’en sort d’aucune imprimerie : il était du format d’un livre de prières, mais épais comme deux dictionnaires, et, de fait, en le feuilletant, je constatai qu’il comportait 1040 pages. Le caractère, la justification, la disposition du titre courant, le brochage même avaient je ne sais quoi de singulier et de jamais vu.

« Il est bien curieux le volume que vous tenez là, me dit le bouquiniste. C’est l’œuvre d’un brave curé de la Lozère, qui, pendant cinquante ans, occupa tous ses loisirs à parcourir l’Auvergne, recueillant des traditions, copiant les registres de paroisses, ramassant partout des documents dont il remplit son presbytère. Quand il eut composé de la sorte une Histoire du clergé de la Lozère pendant la Révolution, il conçut l’ambition de publier son œuvre ; mais aucun éditeur ne consentit à l’imprimer. Alors le courageux abbé acheta, dit-on, d’un journal en déconfiture, le matériel nécessaire, apprit le métier, se procura du papier et une presse à bras, et, feuille par feuille, car les caractères lui manquaient, il imprima de ses mains son travail, qui forme trois gros volumes. Puis il se mit au pliage et brocha lui-même ses livres, car il en écrivit bien d’autres. Il parvenait, tous frais payés, à vendre soixante centimes un ouvrage de trois cent cinquante pages. Celui que vous avez en mains est très recherché aujourd’hui ; il est devenu rare ; je le vends quinze francs. »

En souvenir du laborieux ecclésiastique que j’avais aperçu, naguère, à la Bibliothèque, car c’était bien le même, – j’achetai le livre et n’ai pas eu à m’en repentir. Il est intitulé : Histoire de la Bête du Gévaudan, véritable fléau de Dieu, d’après les documents inédits et authentiques, par l’abbé Pourcher, curé de Saint-Martin de Bouchaux, Lozère. Chez l’auteur. 1889.

C’est moins un récit qu’un recueil de textes. M. L’abbé Pourcher a fouillé tous les dépôts d’archives de sa région, les plus modestes comme les plus importants. On retrouve là ses découvertes à la Bibliothèque de la rue de Richelieu ; il a tout consulté, tout lu, tout noté ; et, sur un fait extraordinaire de notre histoire, qui jusqu’alors, je le crois bien, n’avait été traité qu’en complaintes, il a écrit un livre de science, où la tradition, comme il convient, a sa part, et dont voici un court résumé :

Au commencement du mois de juin de l’année 1764, une femme de Langogne, gardant son troupeau de bœufs aux environs du bourg, fut attaquée par une bête féroce. Les chiens, à l’aspect de la bête, tremblants de peur, s’enfuirent la queue basse ; les bœufs, au contraire, vaillamment groupés autour de leur gardienne, mirent l’animal en fuite. La femme, au reste, n’était pas blessée ; elle rentra à Langogne, très émue, la robe et le corsage en lambeaux. À la description qu’elle fit du monstre qui l’avait assaillie, on comprit que la peur lui avait quelque peu troublé la tête ; c’était un loup, tout simplement, assuraient les sceptiques, peut-être un loup enragé. Le fait n’était pas rare, et l’on n’en parla plus.

Mais quelques semaines plus tard, le bruit se répand, dans toute la vallée de l’Allier supérieur, que la bête a reparu. Le 3 juillet, à Saint-Étienne de Lugdarès, en Vivarais, elle a dévoré une fillette de quatorze ans ; le 8 août, elle attaque une fille de Puy-Laurent, en Gévaudan, et la déchire ; trois garçons de quinze ans, du village de Chayla-l’Évêque, une femme d’Arzenc, une fillette du village du Thorts, un berger de Chaudeyrac, sont trouvés morts dans les champs ; leurs corps, horriblement mutilés, sont à peine reconnaissables. En septembre, une fille de Rocles, un homme des Choisinets, une femme d’Apcher disparaissent ; on recueille leurs débris et des lambeaux de leurs vêtements épars dans les champs et dans les bois. Le 8 octobre, un jeune homme du Pouget rentre au village terrifié, à demi mort ; il a rencontré, dans un verger, la bête qui lui a lacéré la peau du crâne et la poitrine. Deux jours plus tard, un enfant de treize ans a également le front ouvert et le cuir chevelu arraché ; le 18, une fille de vingt ans est trouvée aux environs de Saint-Alban, dans une prairie, affreusement déchiquetée : la bête s’était acharnée sur elle, avait bu tout son sang et dévoré ses entrailles.

Tout le Gévaudan en tremblait. Le capitaine Duhamel, aide-major des dragons de Langogne, s’était bravement mis à la tête d’une troupe de hardis paysans, afin de donner la chasse à l’animal mystérieux. Il avait même cerné et tué un grand loup qui lui avait valu dix-huit livres de prime. Mais les gens de la campagne ne se rassuraient point ; ce vulgaire loup n’était pas la Bête, ainsi qu’on s’efforçait à le leur faire croire. Et, de fait, on apprit presque aussitôt que celle-ci se moquait des chasseurs et poursuivait ses ravages. Un soir d’octobre, un paysan du village de Zulianges, Jean-Pierre Pourcher, rangeait des bottes de paille dans sa grange ; le soir tombait, la neige couvrait la campagne. Tout à coup, une ombre passe devant l’étroite fenêtre du hangar. Pourcher est pris d’une « espèce de frayeur » ; il va décrocher son fusil, se poste à la lucarne de son écurie et il aperçoit, dans la rue du village, devant la fontaine, un animal monstrueux et tel qu’il n’en a jamais vu.

« C’est la bête !… C’est la bête ! » se dit-il.

Quoiqu’il fût très fort et courageux, il tremblait au point que ses mains pouvaient à peine tenir son arme. Pourtant, ayant fait le signe de la croix, il épaule, vise et tire. La bête tombe, se relève, secoue la tête sans bouger de place et regardant de tous côtés d’un air furieux. Pourcher lâche un second coup ; la bête jette un cri terrifiant, fléchit sur ses pattes et s’enfuit en faisant « un bruit semblable à celui d’une personne qui se sépare d’une autre après une dispute ». De ce soir-là, Pourcher resta bien convaincu que, à moins d’un miracle, tous les habitants du Gévaudan étaient destinés à être mangés…

De tels récits portaient au loin la terreur ; les travaux des champs étaient délaissés, les routes désertes ; les gens ne sortaient de chez eux qu’en troupes bien armés. Le capitaine Duhamel et ses dragons opéraient des battues journalières ; douze cents paysans, porteurs de fusils, de faux, d’épieux, de bâtons, lui servaient d’escorte. Dès qu’un méfait de la bête était signalé, on se portait en masse à sa poursuite. M. de Lafont, syndic à Mende, M. de Moncan, commandant général des troupes du Languedoc, un gentilhomme de la région, M. de Morangies, et Mercier, le plus hardi chasseur du Gévaudan, s’étaient mis en campagne ; ils battaient le pays, de Langogne à Saint-Chély, et du Malzieu à Marvejols. Des crieurs allaient de village en village pour ameuter les paysans ; les braves se mobilisaient et, par les chemins neigeux, partaient résolument à la recherche du monstre.

Un jour, la bande que commandait M. de Lafont, en marche depuis soixante-douze heures, s’arrêta subitement tout près du château de la Baume. Qu’y a-t-il ? La bête, la bête est là ; on vient de l’apercevoir dissimulée derrière un mur ; elle est couchée sur le ventre et guette un jeune berger qui, à quelque distance, garde des bœufs dans un pâturage. Mais elle a éventé l’ennemi ; en quelques bonds, elle gagne un bosquet voisin. Cette fois, on la tient ; les paysans se précipitent au nombre d’une centaine, cernent le petit bois, tandis que d’autres, avec précautions, se glissent sous les branches battant les fourrés. La bête, débuchée, prend son élan. Un chasseur la tire à dix pas ; elle tombe, se relève, reçoit une seconde balle, tombe de nouveau, se relève encore et rentre dans les bois en clopinant. On la poursuit, on la fusille de tous côtés ; la voici de nouveau en plaine, tombant à chaque décharge, se redressant toujours. On la voit enfin revenir au bosquet et s’y enfoncer.

On l’y poursuit jusqu’à la nuit sans la rencontrer. Comme on la croyait morte, on remit au lendemain la recherche de sa dépouille. À l’aube, deux cents hommes bien armés explorèrent tous les buissons, écartant les branches, fouillant les amoncellements de feuilles mortes jusqu’à ce qu’on apprît que deux femmes qui s’étaient risquées dans les champs, sur la bonne nouvelle que la bête était tuée, l’avaient vue passer, très vivante, mais boitant un peu. Deux jours plus tard, à trois lieues de là, un jeune homme était rapporté tout sanglant, la peau du crâne enlevée et le flanc ouvert ; le même jour, une enfant de Foutan était mordue à la joue et au bras ; on trouvait, dans un champ voisin de l’habitation de M. de Morangier, le cadavre en lambeaux d’une fille de vingt et un ans, que, malgré son épouvante, ses parents avaient forcée d’aller traire les vaches. C’était à désespérer. Des dix mille chasseurs qui, à la fin d’octobre, s’étaient mis en campagne, il n’en restait plus un qui n’estimât toute tentative désormais inutile. Le Gévaudan devait se ésigner et subir avec une pieuse patience ce mystérieux et cruel fléau.

On savait bien maintenant que la bête n’était pas un loup. Trop de gens l’avaient vue et donnaient d’elle des descriptions concordantes : c’était un animal fantastique de la taille d’un veau ou d’un âne ; il avait le poil rougeâtre, la tête grosse, assez semblable à celle d’un cochon, la gueule toujours béante, les oreilles courtes et droites, le poitrail blanc et fort large, la queue longue et fournie avec le bout blanc. Certains disaient que ses pieds de derrière étaient garnis de sabots comme ceux d’un cheval. La bête semblait douée d’une sorte d’ubiquité dénotant une agilité surprenante. Dans le même jour, on avait constaté sa présence en des endroits distants l’un de l’autre de sept à huit lieues. Elle aimait à se dresser sur son derrière et à faire « de petites singeries » ; car elle paraissait « gaie comme une personne » et feignait de n’avoir point de méchanceté. Si elle était pressée, elle traversait les rivières en deux ou trois sauts ; mais, quand elle avait le temps, on la voyait marcher sur l’eau sans se mouiller. Quelqu’un assurait l’avoir entendue rire et parler. Il était de tradition que, lorsqu’une mère gourmandait son enfant et le menaçait de la bête, celle-ci, avisée on ne sait par qui, venait poser ses deux pattes de devant sur l’appui de la fenêtre et contemplait d’un air arrogant le baby promis à sa convoitise. D’ailleurs, elle dévorait rarement le cadavre de ses victimes, se contentant de les déchirer, de sucer leur sang, de scalper la tête, d’emporter le cœur, le foie et les intestins.

La calamité qui frappait le Gévaudan mettait en émoi tout le royaume. Des journaux de Clermont et de Montpellier, la nouvelle était passée aux gazettes parisiennes, et la bête faisait, à la ville et à la cour, le sujet de toutes les conversations. Une complainte circulait qui comptait de nombreux couplets, tous pareils, invariablement composés de ce distique résumant tragiquement la situation :

Elle a tant mangé de monde,

La bête du Gévaudan,

Elle a tant mangé de monde !…

Le roi Louis XV lui-même, bien qu’il eût d’autres soucis, voulut bien compatir aux malheurs de ses féaux sujets du haut Languedoc, et son ministre donna l’ordre de faire donner la troupe. Conformément à ces instructions, le capitaine Duhamel vint, à la tête de ses dragons, installer son quartier général à Saint-Chély ; il y tint conseil avec les tireurs les plus réputés de la région ; une gratification de deux mille, puis de six mille livres, fut promise à celui qui tuerait la bête ; aux prônes de toutes les paroisses fut donnée lecture des dispositions prises, et l’annonce de si sages mesures réconforta quelque peu les paysans. À moins qu’il ne fût vomi par l’enfer, le monstre devait, à coup sûr, succomber, et l’on ne tarderait pas à apprendre sa fin. Même, pour plus d’assurance, ces messieurs des États de Languedoc ordonnèrent que sa dépouille serait apportée au lieu de leurs séances, afin que chacun pût se rendre compte que la bête était enfin exterminée.

Les huit battues s’effectuèrent, dans l’ordre prescrit, du 20 au 27 novembre : elles ne donnèrent aucun résultat. Dès que les troupes eurent regagné leur cantonnement, on apprit que, durant l’expédition, la bête avait poussé une pointe du côté de Sainte-Colombe : elle y avait tué cinq filles, une femme et quatre enfants… La terreur redoubla. L’évêque de Mende consacra un mandement à cette désolation publique, et des oraisons furent ordonnées dans toute l’étendue du diocèse pour qu’il plût à Dieu de susciter un nouveau saint Georges, assuré d’avance de la vénération de tout le pays. Et tandis que les habitants étaient en prières, la bête, en plein jour, le 6 janvier 1765, enlevait une mère de famille, Delphine Courtiol, au village de Saint-Quéry. C’était, assurait-on, sa soixantième victime, sans compter les malheureux, très nombreux, qu’elle avait, en six mois, blessés ou estropiés.

À cette époque, – janvier 1765, – se place un incident qui mit en émoi tout le pays. Le 12, un jeune berger du village de Chanaleilles, âgé de douze ans et nommé André Portefaix, gardait des bestiaux dans la montagne. Il était accompagné de quatre camarades et de deux fillettes, plus jeunes que lui. Par crainte de la bête, ces enfants étaient armés de bâtons, à l’extrémité desquels ils avaient fiché des lames de couteaux. L’une des petites, soudain, poussa un cri. La bête venait de surgir d’un buisson à quelques pas d’elle, André Portefaix groupe tout son monde, les plus forts en avant, protégeant le reste de la troupe. Le monstre tourne autour d’eux, la gueule écumante. Les braves petits, serrés l’un contre l’autre, font le signe de la croix et cherchent à se défendre à coups de leurs épieux ; mais la bête, se ruant, saisit l’un des enfants à la gorge et l’emporte ; c’est le petit Panafieux, qui a huit ans. Portefaix, héroïquement, se lance à la poursuite du fauve, le arde de coups de couteau, le force à lâcher sa proie. Joseph Panafieux en est quitte pour une joue arrachée que la bête, en trois coups de dents, mange sur place. Mise en goût, elle attaque une seconde fois le groupe terrifié, renverse l’une des fillettes, d’un coup de son horrible museau mord un des garçons à la lèvre, – il s’appelait Jean Vévrier, – le saisit par le bras et l’emporte. Un autre, qui a trop peur, crie qu’il faut sacrifier celui-là et profiter, pour s’enfuir, du temps que la bête mettra à le manger. Mais Portefaix déclare qu’ils sauveront leur camarade ou qu’ils périront tous. Ils le suivent, même Panafieux, qui n’a plus qu’une joue et que le sang aveugle ; tous, hardiment, piquent la bête, cherchant à lui crever les yeux ou à lui couper la langue. Ils l’acculent dans un bourbier, où, s’enlisant, elle lâche l’enfant qu’elle tient. Portefaix se jette entre elle et lui, cogne à grands coups de bâton sur le groin du monstre, qui recule, se secoue et s’enfuit…

Le procès-verbal authentique de cet exploit fut envoyé à Mgr l’évêque de Mende, qui l’adressa au roi. Celui-ci décida que chacun des sept petits paysans de Chanaleilles toucherait trois cents livres sur sa cassette et que le jeune Portefaix serait élevé aux frais de l’État. Il fut placé, quelques mois plus tard, chez les Frères de Montpellier. Disons, pour n’y plus revenir, qu’après de brillantes études, il entra dans l’armée et mourut, en 1785, lieutenant d’artillerie coloniale.

La France entière connut, par les gazettes, les complaintes et les images, cet épique combat. Si la célébrité d’André Portefaix fut immédiate, la renommée de la bête s’accrut de l’aventure. De tous les points du royaume, de Marseille et de Gascogne surtout, les héros s’offraient pour en débarrasser le Gévaudan. Le moindre tireur d’alouettes rêvait de ce beau coup de fusil, d’autant plus que le roi promettait une prime de 9400 livres à l’heureux chasseur qui triompherait de l’invincible et mystérieux animal. Les gens timorés eux-mêmes ne se désintéressaient point de ce malheur public et imaginaient les stratagèmes les plus prudents. L’un émettait l’idée saugrenue de fabriquer des femmes artificielles qu’on ficherait sur des piquets à l’orée des bois fréquentés par la bête. C’était très simple : un sac en peau de brebis pour simuler le corps, deux autres, plus allongés, représentant les jambes ; le tout surmonté d’une vessie peinte en manière de visage et remplie d’éponges imbibées de sang frais, mêlées à des boyaux assaisonnés de poison, de façon à « forcer la bête vorace à avaler sa propre fin ». Un autre proposait d’élire vingt-cinq hommes intrépides, de les revêtir de peaux de lions, d’ours, de léopards, de cerfs, de biches, de veaux, de chèvres, de sangliers et de loups, avec un bonnet de coton garni de lames de couteaux. Chacun de ces déguisés devait être porteur d’une petite boîte contenant douze onces de graisse de chrétien ou de chrétienne, mêlée à du sang de vipère, et muni de trois balles carrées mordues par la dent d’une jeune fille.

Un troisième avait inventé une machine infernale composée de trente fusils à la gâchette desquels trente cordes attachées devaient être mises en mouvement par les contorsions d’un veau de six mois, se débattant à l’aspect de la bête.

Tandis que les fantaisistes s’ingéniaient, celle-ci continuait ses ravages, et son audace semblait croître. Vers le 15 janvier, elle déchira un enfant de quatorze ans, Jean Châteauneuf, de la paroisse de Grèzes. On célébra, pour la victime, un service à l’église du village, et, le lendemain, au crépuscule, comme le père de Châteauneuf pleurait dans sa cuisine, la bête vint le regarder par la fenêtre ; elle posa ses pieds de devant sur l’appui de la croisée. Châteauneuf aurait pu la saisir par les pattes, mais il n’osa pas. Le 2 février, elle traversa au petit trot le village de Saint-Amant à l’heure où les paysans assistaient à la grand-messe. Elle espérait pénétrer dans quelque maison et y trouver des enfants ; mais toutes les portes étaient bien fermées, et elle s’en alla, dépitée, après avoir fureté partout.

Alors une grande chasse fut organisée. Duhamel donna l’ordre à soixante-treize paroisses : vingt mille hommes répondirent à son appel ; les seigneurs de toute la région se mirent à la tête de leurs paysans, et cette formidable armée entra en campagne le 7 février. Le pays était couvert de neige, il fut facile de relever la piste de la bête et de suivre sa trace. Cinq paysans du Malzieu la tirèrent ; elle tomba en poussant un grand cri, mais se releva aussitôt et disparut. Comme, le lendemain, on trouva le corps d’une fillette de quatorze ans dont elle avait, d’un coup de gueule, tranché la tête, on fit de ce cadavre un appât, disposé en bonne place et entouré d’une ligne d’habiles tireurs, bien cachés ; mais la bête se méfia et ne se montra plus.

Le découragement fut immense. Ces chasses infructueuses, les exigences des dragons, les dépenses que leur séjour imposait aux paysans, ruinaient le pays, que la peur, au reste, paralysait, au point qu’on n’osait plus mettre le bétail aux pâturages et que les marchés restaient déserts. Jamais si lamentable catastrophe n’avait frappé le Gévaudan, et nul ne pouvait prévoir la fin du fléau.

Il y avait alors, en Normandie, un vieux gentilhomme nommé Denneval, dont la réputation de louvetier était grande : il avait, en son existence, tiré, assurait-il, douze cents loups. Les exploits de la bête du Gévaudan troublaient ses sommeils. Il entreprit le voyage de Versailles, parvint à se faire présenter au roi Louis XV, offrit ses services, qui furent acceptés. Il jura à Sa Majesté qu’il tuerait la bête et la rapporterait, empaillée, à Versailles, afin que tous les seigneurs de la Cour fussent les témoins de son triomphe. Le roi lui souhaita bonne chasse, et Denneval se mit en route.

Le 19 février, il arrivait à Saint-Flour avec son fils, deux piqueurs et six énormes dogues. Pour ne point fatiguer leurs chiens, les Normands voyageaient à petites journées, ce dont la bête profita pour dévorer, à raison d’un par jour, environ une vingtaine d’enfants.

Denneval procéda avec une sage lenteur à ses préparatifs ; il voulait étudier savamment l’insolite gibier qu’il se préparait à chasser. À le voir si méticuleux, les paysans trépignaient d’impatience ; ils avaient repris confiance à l’annonce de cet homme providentiel envoyé par le roi, et ne doutaient pas que, du premier coup de mousqueton, il ne les débarrassât de la bête. Mais lui ne se hâtait pas ; il explorait prudemment le pays, relevait çà et là les passées du fauve, et constatait que chacun de ses bonds avait, en terrain plat, une longueur de vingt-huit pieds. Il en concluait que « cette bête n’est nullement facile à avoir ». D’ailleurs, ses chiens étaient restés en route, et il lui fallait les attendre avant de se mettre en chasse.

Et puis, il ne voulait pas de rival, et il fit comprendre qu’il ne tenterait rien si Duhamel et ses dragons ne se retiraient. Discussions, intrigues à ce sujet. Le temps passait, et la bête ne jeûnait pas ; le 5 mars, elle dévorait, à Ally, une femme de quarante ans ; le 8, au village de Fayet, elle coupait la tête d’un enfant de dix ans ; le 9, à Ruines, elle mangeait une fille de vingt ans ; le 11, dans un hangar, à Malevieillette, elle déchirait en lambeaux une fillette de cinq ans. Méfaits semblables le 12, 13, et le 14, et en des endroits si distants, qu’on ne pouvait s’expliquer la rapidité de ses courses. Ce perpétuel vagabondage inspirait par toute la France tant de terreur, que, certains accidents similaires s’étant produits aux environs de Soissons, on publia partout que la bête du Gévaudan ravageait à la fois l’Auvergne et la Picardie.

Denneval, très calme cependant, prétendait agir sans concurrents. Duhamel s’obstinait à ne point quitter la place… Et la bête mangeait le monde !

Il serait oiseux de détailler les disputes du Normand et du dragon. Comme bien on pense, c’est le Normand qui l’emporta. Duhamel battit en retraite avec ses soldats, et quitta le pays, fort dépité d’abandonner à son rival la victoire ; car nul ne doutait que, maintenant, libre de ses mouvements, le terrible louvetier ne triomphât bientôt de la bête. Hélas ! durant trois mois, il lui donna la chasse sans l’atteindre ; les dix mille paysans qu’il avait mis sur pied ne réussirent qu’à tuer une pauvre petite louve, qui pesait à peine quarante livres, et dans le corps de laquelle on trouva quelques chiffons de linge et du poil de lièvre. En vain Denneval se résolut-il à des expédients indignes de sa grande renommée ; en vain empoisonna-t-il un cadavre, qu’il exposa, en manière de piège, aux environs d’un bois où la présence du monstre avait été signalée. Celui-ci déchira le cadavre, en fit un bon repas et ne parut pas s’en porter moins bien. Après dix semaines de battues et d’embuscades, il fallut bien convenir qu’il se moquait des gens, des balles et du poison. Denneval se lamentait d’être mal secondé : les paysans riaient de lui et le déclarèrent incapable de tuer le moindre lapin. Les esprits s’aigrissaient, le ton de la correspondance officielle, même, devenait acerbe, et l’on reprochait au Normand de trop ménager ses pas, sa peine et ses chiens.

Ce fut un beau temps pour la bête, elle se montrait journellement et ne se privait de rien. La liste de ses carnages est terrifiante ; elle dévora, à la Clause, une première communiante, Gabrielle Pélissier, dont elle arrangea si proprement la tête coupée, les vêtements et le chapeau, que lorsqu’on découvrit les restes de la fillette, on la crut tout simplement endormie. Le 18 avril, elle tue un vacher de douze ans, le saigne comme aurait fait un boucher, mange ses joues, ses yeux, ses cuisses et lui disloque les genoux. À Ventuejols, elle égorge une femme de quarante ans, puis deux filles dont elle suce tout le sang et arrache le cœur. Il n’est point de village dans le Gévaudan dont les registres de paroisse ne portent, dans cette période de printemps de 1765, maintes sinistres mentions de ce genre : acte de sépulture du corps de… mangé en partie par la bête féroce. Toujours aperçue, traquée, fusillée, poursuivie, empoisonnée, et aussi toujours affamée, elle reparaissait chaque jour et semblait s’amuser de la terreur qu’elle inspirait. On la voyait, de loin, s’embusquer auprès d’un buisson, s’asseoir sur son derrière, et gesticuler avec ses pattes de devant, comme pour narguer ses futures victimes. Le bruit de ses exploits avait passé les mers. Les Anglais, se sentant bien à l’abri dans leur île, se moquaient fort des terreurs du Gévaudan ; une gazette de Londres annonçait plaisamment qu’une armée française de cent vingt mille hommes avait été défaite par cet animal féroce, qui, après avoir dévoré vingt-cinq mille cavaliers et toute l’artillerie, s’était trouvé le lendemain vaincu par une chatte dont il avait mangé les petits.

C’en était trop ; l’honneur du pays se trouvait en jeu. Louis XV, qui ne s’émouvait pas facilement, comprit qu’il fallait agir, et il donna l’ordre à son premier porte-arquebuse, M. Antoine de Bauterne, de se rendre immédiatement dans le Gévaudan et de lui rapporter à Versailles la dépouille du monstre. Cette fois, on fut rassuré, la bête allait périr, puisque tel était le bon plaisir de Sa Majesté.

Antoine, son fils, ses domestiques, ses gardes, ses valets et ses limiers arrivèrent à Saugues le 22 juin. Il commença par congédier Denneval, puis il réquisitionna des hommes de peine pour porter ses bagages et soigner ses chiens. Il agissait en grand seigneur, sûr de n’avoir pour vaincre qu’à paraître. Ce qu’ayant appris, la bête lui porta un défi. Le 4 juillet, en plein midi, elle enleva une bonne vieille, Marguerite Ourtamoer, qui filait à la quenouille dans un champ voisin de Broussoles, et la laissa morte après lui avoir arraché la peau du visage.

En sa qualité de porte-arquebuse du roi, de lieutenant de ses chasses et de chevalier de Saint-Louis, Antoine voulut demeurer impassible ; il organisa quelques reconnaissances qui ne donnèrent aucun résultat. Les paysans ne se gênaient pas pour dire qu’il coûtait plus cher et n’en faisait pas plus que les autres. Ce fut une bien autre surprise quand, après trois mois de tâtonnements et de ripailles, on le vit partir, avec tout son équipage, pour une partie de l’Auvergne où la présence de la bête n’avait jamais été signalée. Il alla jusqu’au bois de l’Abbaye des Chazes, où les loups étaient nombreux. Le 21 septembre, il se trouvait là, à l’affût, quand il vit venir à lui un animal de forte taille, la gueule ouverte et les yeux en sang. C’était la bête ! Antoine tira ; la bête tomba ; elle avait reçu la balle dans l’œil droit. Elle se releva pourtant, mais une seconde balle l’atteignit en plein corps ; elle roula, raide morte.

Antoine et tous ses gardes se précipitèrent. La bête pesait cent trente livres ; elle mesurait cinq pieds sept pouces de longueur, avait des dents et des pieds énormes. C’était, d’ailleurs, un loup, un vulgaire loup, qu’on rapporta triomphalement à Saugues, où le chirurgien Boulanger procéda à l’autopsie. On convoqua sept ou huit enfants qui, naguère, avaient vu la bête, et qui, sévèrement interpellés par M. le porte-arquebuse, déclarèrent qu’ils la reconnaissaient. Du tout il fut dressé procès-verbal, et M. de Ballainvilliers, intendant d’Auvergne, écrivit à Sa Majesté une lettre enthousiaste pour La remercier de ce qu’Elle avait daigné secourir Son bon peuple du Gévaudan. Le cadavre de la bête, transporté sans délai à Clermont, fut empaillé et expédié à Fontainebleau, où se trouvait la cour. Le roi rit beaucoup de la simplicité de ces bons paysans dont la superstition avait transformé un simple loup en une bête apocalyptique. Néanmoins, pour avoir à tout jamais débarrassé le royaume de ce cauchemar, Antoine fut nommé, – ce qui paraît invraisemblable, – grand-croix de l’ordre de Saint-Louis, et reçut mille livres de pension. Son fils obtint une compagnie de cavalerie, sans compter qu’il gagna une fortune en exhibant à Paris la Bête du Gévaudan. Dix ans plus tard, on la montrait encore dans les foires de province. Elle était donc bien officiellement morte, et l’on n’y pensa plus.

Sauf en Gévaudan… Il se trouvait là des incrédules pour assurer, sauf respect, que M. Antoine n’était qu’un mystificateur ; que, du moins, par trop d’empressement d’obéir aux ordres du roi, il avait bien tué une bête, mais que ce n’était pas la Bête. Pourtant celle-ci ne se montrait plus, par courtisanerie sans doute, car les bonnes gens assuraient qu’on la reverrait bientôt.

On la revit, en effet. Dès les premières neiges, elle enleva une fille de Marcillac, fit son second repas d’une femme de Sulianges, dont elle ne laissa que les deux mains. Les curés, sur les registres paroissiaux, eurent, de nouveau, à transcrire : J’ai enterrédans le cimetière du villageles restes de…, dévoré par la bête féroce qui parcourt le pays. Elle avait, en effet, repris ses courses vagabondes, et, à compter du 1er janvier 1766, elle se montra tous les jours. C’était bien Elle, on ne pouvait s’y tromper. Comme jadis, elle enlevait quotidiennement un enfant ou une femme ; comme jadis, elle venait, le soir, dans les villages, poser ses pattes sur l’appui des fenêtres et regarder dans les cuisines. Et ce n’était pas un loup, tout le Gévaudan l’aurait attesté sous serment ; depuis deux ans, on avait tué, dans la région, cent cinquante-deux loups, et les paysans ne s’y trompaient pas.

Il y eut des faits tragiques extraordinaires : deux petites filles de Lèbre jouaient devant la maison de leurs parents, quand la bête survenant se jeta sur l’une d’elles et la saisit dans ses crocs. L’autre fillette, espérant défendre sa sœur, sauta sur le dos du monstre, s’y cramponna et se laissa emporter. À ses cris, les villageois accoururent… trop tard. La tête d’une des enfants était déjà séparée de son corps, l’autre petite avait le visage en lambeaux. Un paysan, Pierre Blanc, lutta un jour avec la bête durant trois heures consécutives. Quand ils étaient trop essoufflés, lui et elle se reposaient un peu ; puis ils reprenaient le combat. Pierre Blanc la vit de près ; il affirma qu’elle se plantait sur ses pattes de derrière pour mieux allonger des coups de griffe, et qu’elle paraissait « toute boutonnée sous le ventre ».

Le Gévaudan suppliait qu’on lui vînt en aide, mais ses lamentations restaient sans échos. L’intendant de la province ne voulait pas encourir la disgrâce, en réveillant une affaire que Versailles déclarait depuis longtemps terminée. Reparler de la bête, c’eût été en quelque sorte désavouer le roi, ou, tout au moins, insinuer qu’on l’avait trompé. Risquer d’impatienter Sa Majesté pour quelques malheureux paysans de plus ou de moins ! Quel courtisan aurait eu cette audace ? La bête était morte, M. Antoine l’avait tuée : voilà qui était définitif, il n’y avait plus à y revenir.

Et toujours, toujours, la bête mangeait le monde. Le 19 juin 1767, après un grand pèlerinage à Notre-Dame-des-Tours, où toutes les paroisses du pays se rendirent, le marquis d’Apcher, l’un des seigneurs du Gévaudan, organisa une battue. Au nombre des chasseurs se trouvait un rude homme, du nom de Jean Chastel. Il avait soixante ans, étant né vers le commencement du siècle, à Darmes, près de la Besseyre-Sainte-Mary. C’était un gars robuste et pieux, que toute la région estimait pour son honnêteté scrupuleuse et sa bonne conduite.

Jean Chastel se trouvait donc ce jour-là posté sur la Sogne d’Auvert, près de Saugues. Il avait à la main son fusil, chargé de deux balles bénites. Il récitait ses litanies, quand il vit venir à lui la Bête, la vraie. Tranquillement, il ferme son livre de prières, le met dans sa poche, retire ses lunettes, les plie dans l’étui. La bête ne bouge pas ; elle attend. Chastel épaule, vise, tire ; la bête reste immobile. Les chiens accourent au bruit du coup de feu, la renversent, la déchirent. Elle est morte. Son corps, chargé sur un cheval, est aussitôt porté au château de Besque. Là on l’examine, et c’est bien la Bête, ce n’est pas un loup. Ses pattes, ses oreilles, l’énormité de sa gueule, indiquent un monstre d’espèce inconnue. En l’ouvrant, on trouve dans ses entrailles l’os de l’épaule d’une jeune fille, sans doute celle qui, l’avant-veille, a été dévorée à Pébrac.

On promena la dépouille de la bête dans tout le pays, puis on la mit dans une caisse, et Jean Chastel partit, avec ce triomphal et encombrant colis, pour Versailles. Là ne manqueraient point les savants pour diagnostiquer quel pouvait être cet animal fantastique ; on verrait bien que M. Antoine s’était joué du roi. Par malheur, le voyage s’effectua par les chaleurs d’août ; à l’arrivée, la bête était dans un tel état de putréfaction, qu’on se hâta de l’enterrer sans que quiconque eût le courage de l’examiner. De sorte qu’on ne saura jamais, jamais, ce qu’était la Bête du Gévaudan. Chastel, cependant, fut présenté au roi, qui se moqua de lui. Le brave homme soupçonna toujours qu’il était victime d’une intrigue de Cour. Il n’était pas de taille à protester ; il courba le front, et revint au pays, où le receveur des tailles lui compta, pour toute gratification, 72 livres.

Mais le Gévaudan fut moins ingrat que Versailles. Jean Chastel en devint le héros ; son nom, après un siècle et demi, y est connu de tous. Un écrivain local lui consacra un poème épique qui ne comporte pas moins de 360 pages et dont l’élaboration dura vingt ans. La mort du monstre y est pittoresquement contée ; on y voit le hardi chasseur

Ajustant son fusil ; le coup part, et la bête
Vomit des flots de sang. Certain de sa conquête,
Voyant que tout effort, tout cri sont superflus,
Chastel s’écrie : « Bête, tu n’en mangeras plus ! »

L’arme qui délivra le Gévaudan a été conservée comme une relique. C’est un fusil à deux coups ; la crosse, en très vieux bois, est copieusement sculptée et porte une plaque d’argent sur laquelle est gravé ce nom glorieux : Jean Chastel. Ce fusil appartient aujourd’hui à M. l’abbé Pourcher.

À la Sogne-d’Auvert, est-il nécessaire de l’ajouter, certains assurent qu’au lieu même où a été tuée la bête, « l’herbe ne vient pas plus haute une saison que l’autre. » Elle y est d’ailleurs toujours rougeâtre, et aucun animal ne consent à brouter ce gazon maudit.