Le genre de M. Mandel ne plaît pas. C’est un fait. Nul n’est plus courtois dans le privé que M. Mandel, ni plus tolérant dans la controverse d’idées. Mais, homme public, il est péremptoire, cassant, agressif. Par là, il veut sans doute marquer son dédain des railleries. Sans doute aussi, ayant exercé très jeune le pouvoir, a-t-il dû se composer un masque grave pour que ses aînés le prissent au sérieux. L’atmosphère de haine, de rancune, de méfiance qui l’environne a peut-être encore contribué à lui conserver une attitude froide et distante. Son mépris des hommes s’explique assurément par le souvenir des flatteries pressantes qui l’entouraient lorsqu’il était le maître de l’heure, et les protestations de dévouement qui montaient vers lui comme la fumée de l’encens : la mauvaise qualité de cet encens a dû lui dessécher le cœur. Mais tout n’est pas simulé dans cette attitude. De sa nature, M. Mandel n’est pas familier ; il déteste même la familiarité. Il est peu entouré d’amis. Il ne tient pas à l’être. Il dédaigne les injures et la popularité plus encore. Il veut ne devoir son prestige qu’à son talent, et son autorité qu’à sa valeur.
Son talent n’est pas contestable. Sa culture est vaste. Le principal trait de son intelligence est la clarté. Nul peut-être au Parlement ne possède un esprit plus clair et plus logique, plus définitivement balayé des confusions et des préjugés. Sa longue, profonde et douloureuse expérience des hommes, son implacable mémoire ne lui servent qu’à donner encore plus d’acuité à sa vision des choses et de pénétration à son sens politique.
La seconde qualité maîtresse de M. Mandel, c’est la volonté. Volonté énergique et tenace, qui doit vaincre et vainc en effet tous les obstacles. Nous savons combien il dut mettre de cette volonté au service de sa valeur pour mériter que M. Clemenceau, tout à la tâche de faire la guerre et de la gagner, lui déléguât, en quelque sorte, la direction de la politique intérieure. Nous retrouvons la même volonté au service de la même valeur dans les luttes qu’il soutient aujourd’hui au Parlement.
Ces qualités ne vont pas sans défauts. Lucide, presque géométrique, l’esprit de M. Mandel est incapable d’une transaction, encore plus d’une concession. Il peut en résulter parfois des manœuvres inopportunes auxquelles il ne renonce jamais. Il peut en résulter aussi des erreurs et de fausses manœuvres, après d’heureuses initiatives. Et il a aussi le goût des complications, souvent inutiles et par conséquent nuisibles : on l’a bien vu au moment de la candidature de M. Clemenceau à la présidence de la République qui aurait dû aller toute seule. Le tort de M. Mandel est de ne pas croire qu’en politique, comme ailleurs, le plus court chemin d’un point à un autre est la ligne droite. Par là, cet esprit géométrique manque de géométrie. Il n’a pas confiance dans ce qui est simple et dans la force des choses simples. Et c’est chez lui, par abus de finesse, un certain manque de finesse.
Il a, pour un parlementaire, un autre défaut : c’est d’être un lutteur implacable et un adversaire sans merci. Non seulement il rend toujours coup pour coup, mais il se plaît à provoquer l’ennemi. Comme il ne désarme jamais, et qu’il sait toujours répondre, il ne sait point céder sur le terrain personnel, et son agressivité systématique et souvent inutile, rebutant ceux qui seraient disposés à l’applaudir, peut nuire à sa cause et la desservir.
Ces qualités et ces défauts expliquent l’hostilité que M. Mandel rencontre dans une partie de l’Assemblée.
Au Palais-Bourbon, où l’on se tient mieux qu’autrefois, mais pas encore très bien, on se tutoie et on s’embrasse de façon familière et cordiale, même si l’on se hait un peu, surtout si l’on se méprise beaucoup. M. Mandel ne tutoie personne, il n’a pas le genre de la maison, et ne veut pas l’avoir. Il est aussi solennel que Royer-Collard et même pour dire qu’il fait beau il parle comme un doctrinaire parlait.
Il a fait élire aussi trop de députés qui, déliés du serment de fidélité envers M. Clemenceau, croient en être quittes du même coup avec M. Mandel. La chaîne des services rendus est lourde. M. Mandel réprouva, le jour que, parlant sur le Vatican et ne pouvant dominer la furieuse clameur de l’extrême gauche, il constata, sans s’émouvoir, la réserve, gênée de la majorité. M. Mandel n’attendait de ceux-là, à ce moment, aucun secours. Il était seul. S’il avait lâché pied, il était perdu. « C’est lui qui vous a fait élire », leur rappela durement M. Le Provost de Launay. Ils ne l’ignoraient pas. Ils se le rappelèrent même tout à fait lorsque M. Mandel eut triomphé.
À côté de ces deux causes abjectes, l’hostilité contre M. Mandel en a d’autres, plus avouables.
Les radicaux et les socialistes ne peuvent lui pardonner leur défaite. Les élections du 16 novembre ont été faites contre les socialistes et contre ceux des radicaux qui, s’étant retranchés du Bloc national, cherchaient sans la trouver une formule équivoque, comme autrefois, et qui, à défaut d’un programme, appelaient désespérément l’appui tutélaire et traditionnel de l’administration. Cet appui leur fit défaut. Ils virent là une infâme trahison. Traqués, bafoués, démasqués à loisir, et n’ayant d’ailleurs à imputer leur échec qu’à eux-mêmes, ils en ont gardé à M. Mandel une rancune inexorable.
Dans le Bloc national lui-même qu’il a pourtant créé, M. Mandel n’est pas considéré sans réserve et sans défiance. La rigueur de sa logique veut qu’il poursuive la victoire du 16 novembre par des opérations politiques. Ce n’est certes pas nous qui blâmerons sa clairvoyance. Mais c’est de quoi, stupidement, la Chambre a horreur. M. Mandel sait aussi qu’une politique déterminée ne peut se faire qu’avec un personnel déterminé. Il attaque donc violemment non seulement des idées, mais des hommes, et il rappelle constamment, à l’appui de ses attaques, des souvenirs que certains préféreraient avoir oubliés. Sa mémoire est infaillible. C’est ce dont ses alliés et ses obligés naturels lui savent le moins de gré.
M. Mandel a donc été poursuivi, au Parlement, par beaucoup de ses ennemis d’hier. Lorsqu’il voulut devenir député, les sots s’étonnèrent. D’habitude, un chef de cabinet se fait nommer percepteur ou référendaire à la Cour des comptes. M. Mandel s’obstina à être député, et le fut. On pensa dès lors qu’il serait une sorte d’officieux entre le Parlement et M. Clemenceau qui semblait promis aux plus hautes destinées officielles. Lorsque M. Clemenceau disparut du pouvoir, les mêmes qui n’avaient pas compris que M. Mandel voulût être député, pensèrent qu’il n’avait plus qu’à disparaître. Ils se trompaient.
Sans doute, la politique intérieure de M. Clemenceau, la lutte contre le défaitisme qu’il fallait abattre à tout prix, tout cela, M. Mandel l’avait secondé avec un dévouement absolu. Il n’avait connu ni défaillance ni répit. Fort de l’autorité déléguée à sa valeur, il avait imposé rudement, dans son domaine, l’unité d’action à des ministres, qui d’ailleurs ne le lui pardonnèrent pas. On peut croire que, lui non plus, n’a pas oublié ces différends. Il stimula souvent l’énergie de l’excellent et pacifique M. Pams, et fut heureux de trouver en M. Ignace le même dévouement à l’œuvre commune que M. Clemenceau avait trouvé en lui-même. Mais l’œuvre propre de M. Mandel fut de préparer avec une intelligence clairvoyante la politique intérieure d’après guerre, d’imposer ses vues et de les faire triompher.
Ces vues, on les connaît. Quand il déclare périmé « le mot d’ordre de Pons », ce n’est pas une boutade de tribune : c’est l’expression de sa pensée, mûrie et développée depuis des années. Il a voulu, d’une part, l’accord de tous les Français patriotes contre le bolchevisme, agent de l’Allemagne, et signalé que le péril était à gauche. Il a voulu, d’autre part, la fin des divisions d’avant-guerre, des tyrannies locales, des rivalités de personnes, et surtout des guerres religieuses. Les élections de 1919 ont été son œuvre. Peut-être les vainqueurs ne s’en souviennent-ils pas toujours ; les vaincus ne l’oublient pas : la furieuse rancune des socialistes et des radicaux blocards ne se trompe pas d’adresse.
C’est tout simplement la continuité de cette œuvre que M. Mandel veut assurer. Il a démontré nettement qu’il existait en dehors de M. Clemenceau, et, sans rien renier de sa fidélité, il a fait voir que sa volonté, son intelligence et sa mémoire servaient des idées personnelles. Ceci, personne ne l’ignore plus, amis ni ennemis. Mais, ne l’ignorant pas, le laisseront-ils poursuivre et continuer à s’affirmer ? :
On pouvait en douter au début de sa législature. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. M. Mandel a livré sa première bataille par un discours sur le Vatican, et triomphé d’une hostilité presque unanime : c’était le jour que ses ennemis avaient choisi pour en finir et le noyer à jamais. C’est le jour où il triompha, à force d’énergie et de talent. Jamais plus pathétique exemple d’un lent, difficile et progressif succès ne fut donné à une Assemblée. Ses ennemis, les plus farouches, qui employèrent tour à tour les armes les plus violentes et les plus perfides, reconnaissaient son « cran » et déclaraient qu’il avait « conquis le droit de parler ». Ceux qui ne l’aimaient pas rendaient subitement hommage à son effort, et applaudissaient d’autant plus dans.les coulisses qu’ils avaient douté plus longtemps en séance. Les hommes qui aiment la force, étaient définitivement ralliés, et les obligés d’hier consentaient à se ressouvenir. Le courage personnel de M. Mandel, l’énergie avec laquelle, mal servi par un physique frêle, il tenait tête à l’orage, la lutte difficile dont il sortait vainqueur, tout cela déterminait une involontaire admiration.
Mais ce n’est pas assez d’avoir triomphé des ennemis du dehors. M. Mandel en a d’autres, en lui-même. Son défaut n’est pas de faire de la politique. Ce n’est pas d’attaquer durement les hommes et de leur rappeler leur passé. Son défaut est de porter des coups parfois inutiles, de tirer des combinaisons de trop loin quand les portes sont ouvertes, et de s’attarder, sans profit pour son action, à des vengeances cruelles, savoureuses, mais personnelles. C’est aussi de méconnaître parfois certaines opportunités ou inopportunités. Mais pourquoi insister ? Il est sans exemple que les défauts ne se corrigent pas, chez qui a la volonté réfléchie et tenace de M. Mandel, en qui le Bloc national finira peut-être par reconnaître son ministre de l’Intérieur.
La Revue universelle, 1ᵉʳ décembre 1920.