Troubles de la circulation

Le mal remonte loin ; Paris n’est pas jeune et, à tous les âges, il s’est plaint d’un encombrement de ses artères. Déjà, aux premiers temps de sa croissance, lorsqu’il ne possédait, à proprement parler, qu’une rue qui le traversait du nord au sud, cette voie, était si étroite que, à certaines époques, vendanges ou moissons, on ne pouvait pas s’y remuer. Il fallut la doubler par une autre voie parallèle, et c’est pourquoi nous avons, à peu de distance l’une de l’autre, nos rues Saint-Denis et Saint-Martin sur la rive droite, nos rues de la Harpe et Saint-Jacques les prolongeant sur la rive gauche. Mais laissons ces époques reculées où nous trouverions peu à glaner ; laissons aussi les Embarras de Paris du morose Boileau et passons à un temps plus rapproche de nous et lisez, ce tableau d’une rue de Paris, tracé par Mercier en 1783 :

« Les boueurs barrent la chaussée et restent deux heures à ramasser les ordures ; là c’est une charrette chargée d’une pierre si lourde que les chevaux ne peuvent avancer ; les voitures à tonneaux d’eau obstruent, d’ailleurs, le passage ; de longues pièces de charpenterie menacent dans leurs mouvements de crever les panneaux des carrosses et le flanc des chevaux, il ne faut que le haquet d’une blanchisseuse, qui reste planté là pendant trois heures, pour arrêter quatre cents équipages ; et voici qu’un cabriolet scélérat, profitant d’un jour ouvert, rasant de près la borne, s’échappe de la bagarre. Sauve qui peut ! Le conducteur veut regagner le temps perdu en passant sur le corps de ses concitoyens ; et, derrière lui, les cochers serrent le plus qu’ils peuvent ; c’est à qui obtiendra un pouce de terrain… Et personne n’est là pour mettre de l’ordre dans ce chaos. »

Mercier, dans son Tableau de Paris, reviendra fréquemment sur le péril de mort qu’on risque à chaque instant en se hasardant par les rues. Il maudit les voitures légères conduites par des écervelés, qui se lancent à toute allure dans la foule. En ce temps-Ià déjà, la vitesse passait pour un luxe de bon ton. Sous Louis XVI les élégants ne disaient plus à leurs postillons : « Allez ventre à terre », mais Allez à tombeau ouvert… C’était le grand genre. « On ne peut, écrit-il, se figurer la rapidité d’une pareille course ; de loin, c’est le bruit du tonnerre ; tout fuit, tout s’écarte et se disperse devant cet ouragan ; et comme il n’y a pas de trottoirs, on s’enfourne, en bousculade, dans les allées des maisons ou bien l’on gagne une ruelle voisine, où, du moins, on peut souffler un instant. Il y a les enragés : ce sont des chevaux qui vont à Versailles et qui reviennent en trois heures de temps : un solliciteur part de Paris à onze heures ; à deux heures il a vu les ministres ou leurs commis et il est de retour chez lui. On paie deux enragés vingt-quatre livres. Il y a les Whiskis, hautes voitures « imitées des Anglais » et qui sont particulièrement meurtrières ». Mercier vit, le jour de Pâques 1788, un whiski « écraser en un clin d’œil une femme et un prêtre » et il ajoute : « On a purgé la ville d’assassins ; mais l’assassinat commis par un homme en cabriolet diffère-t-il d’un coup de poignard ? Le poignard est plus doux que les roues d’une voiture qui vous laissent quelquefois un reste de vie pour souffrir ». Et il préconise un remède : « II serait à propos que le peuple fît descendre un de ces étourdis, quand il aurait poussé ses chevaux avec une vélocité barbare, et qu’il mît en pièces son whiski ou son cabriolet. »

Il est vrai que le pauvre Mercier avait été écrasé trois fois, et pensa périr dans la catastrophe du 30 mai 1770. À la suite d’un feu d’artifice tiré au bas des Champs-Élysées, la foule, le soir de ce jour-là, se porta en masse vers la rue Royale pour voir l’illumination des boulevards ; les voitures s’y entassaient à ne pouvoir bouger ; un amoncellement de pierres de taille, destinées à la construction de la Madeleine, barrait l’extrémité de la rue. Et tout à coup, Mercier se sentit affreusement pressé ; soulevé en l’air pendant près de quatre minutes, il retomba contre l’angle d’un mur auquel il s’accota et qui lui sauva la vie. En moins d’un quart d’heure, douze cents personnes périrent dans cette confusion tragique ; il y eut des maisons, joyeusement quittées deux heures auparavant, où personne ne rentra…!

Il y a d’ailleurs, comme il est chanté dans je ne sais quelle opérette, « un mystère au fond de tout ça ». Qui expliquera pourquoi les Parisiens éprouvent le besoin de circuler incessamment d’un bout de la ville à l’autre ? Il y a cent ans environ qu’un omnibus part toutes les cinq minutes de l’Odéon, pour s’en aller à Clichy ; ce qui donne, si les chiffres ne sont pas trompeurs, près de huit millions d’omnibus ayant, depuis un siècle, effectué ce trajet. Or, vous pouvez en faire l’expérience, dès le point de départ cet omnibus est toujours complet ; à vingt voyageurs en moyenne par voiture, voilà donc cent soixante millions de personnes habitant les parages du Luxembourg qui, depuis 1824, ont éprouvé le besoin d’aller à Clichy. Quoi faire ? On ne le saura jamais. Le plus singulier c’est que cent soixante millions de gens habitant Clichy sont venus, dans le même laps de temps, à l’Odéon. Et si vous multipliez le total de ces deux chiffres par celui des omnibus et des tramways qui roulent jour et nuit, vous obtiendrez un nombre de déplacements qu’on ne saurait énoncer. Cette constatation est consternante, tous les gens de Montrouge passent leur temps à se rendre à la gare de l’Est, et tous ceux du quartier de la gare de l’Est ont journellement affaire à Montrouge !

Mais ceci relève d’un autre domaine que celui de la Petite Histoire, où il me faut modestement rentrer. J’ai sous les yeux le récit de voyage d’un Anglais qui, étant venu à Paris, en 1787, éprouvait de folles terreurs à se promener par la ville. « L’absence de trottoirs, écrivait-il, met continuellement le piéton en danger d’être écrasé par les voitures, qui souvent rasent les maisons ; comme les ruisseaux coulent au milieu de la chaussée, la direction de chaque pied et de chaque roue tend naturellement vers le même point et, par les temps de gelée, les accidents qui résultent de cette déclivité sont nombreux et terribles… » Quand vint la Révolution, on put espérer que le grand changement qui s’élaborait apporterait un remède à l’embouteillage : plus de carrosses ayant droit au « haut du pavé » ; plus de privilèges permettant aux piqueurs d’un grand seigneur de rompre la file ou de devancer orgueilleusement les fiacres roturiers. Illusion ! Ce fut bien pis qu’avant ; les piétons, accaparant le milieu de la rue, interdisaient aux voitures d’avancer : « Nous sommes libres ! », criaient-ils en obstruant le passage ; et si le conducteur d’un cabriolet essayait de protester, disant : « Eh ! mais ne suis-je donc pas libre aussi ? », il était hué et traité d’aristocrate. Le peuple avait conquis la rue et s’y pavanait en vainqueur. Hélas ! la conquête fut de courte durée…

En 1818, le préfet de police Anglès, devant l’inextricable désordre qui régnait dans Paris, tenta d’y mettre fin : il ne trouva rien de mieux que d’interdire aux diligences et aux voitures de messageries l’accès de la ville et de fixer leurs points d’arrivée à l’extrémité des faubourgs. C’est à peu près comme si on reportait nos gares d’aujourd’hui à Bellevue, à Choisy-le-Roi ou à Nanterre. Cette idée saugrenue n’obtint aucun succès, mais le rapport des agents du dit Anglès mérite d’être cité ; on le croirait écrit de ce matin : « La plupart des diligences, y est-il dit, d’une structure gigantesque, réunies aux centaines d’omnibus, de fiacres, de cabriolets, d’équipages de tous genres, depuis la calèche aristocratique jusqu’aux chars à bancs des tapissiers et aux tonneaux des porteurs d’eau, haquets, brancards, étalages ambulants qui se mêlent et circulent confusément, s’encombrent et s’enchevêtrent à un point qu’il y a des quartiers où l’on ne peut s’aventurer qu’au risque de la vie, en se livrant à une gymnastique incroyable pour éviter d’être moulu, pris entre les roues, écrasé. À l’exception des passages, – dont il faut souhaiter que l’usage se répande de plus en plus, – il semble qu’il n’y ait place que pour ceux qui vont en voiture ; l’usurpation des chevaux sur les hommes dépasse toute mesure…; c’est une débâcle universelle contre la liberté de chacun et la liberté de tous… Paris offre le spectacle d’une chasse au piéton qui s’exécute dans tous les sens ; des processions de voitures coupent brusquement toute circulation à travers d’autres lignes de voitures qui coupent les premières à leur tour ; et cela qu’il fasse du brouillard ou non, que les lanternes soient allumées ou ne le soient pas… Il semble qu’il soit dans nos mœurs d’être écrasés, ahuris, bousculés, et de s’épanouir avec délices dans la métropole de la civilisation sous les coups de fouet des cochers, les roues des voitures et les pieds des chevaux… »

Si quelque prophète avait prédit au rédacteur de ce rapport qu’un jour viendrait où, dans ce fouillis, on lancerait, en surcroît, un million de machines qui marcheraient sans chevaux, et à la vitesse de vingt lieues à l’heure, le pauvre homme certainement aurait pensé qu’on lui annonçait la fin du monde.