Louis XIV, maître de maison

Au XVIᵉ siècle, le maréchal de Tavannes disait : « Commander à un royaume ou à sa maison, il n’y a de différence que les limites. »

À la tête de la Cour de France, Louis XIV était un maître de maison et ce fut dans ce domaine qu’il fit preuve de dons exceptionnels. Considérez-le dirigeant cette prodigieuse Cour de France du XVIIᵉ siècle, vous lui donnerez le nom de « Grand ».

Dans l’immense palais de Versailles s’entassent de la cave aux combles des milliers d’individus. Y sont logés non seulement les membres de la famille royale, mais les principaux officiers et dignitaires de la Cour, avec leur « maison » à eux, femme, enfants, souvent proches parents et serviteurs. Des femmes élégantes, les plus nobles seigneurs comme le duc de Saint-Simon sont casés en d’humbles mansardes, une ou deux chambres étroites, taillées à l’aide de cloisons en des pièces plus vastes et dont le provisoire dure des années. La chambre de Mlle de Launay, plus tard baronne de Staal, ne prend pas jour sur l’extérieur ; nous n’y logerions pas une bonne à tout faire. Dans les seuls communs une domesticité estimée à plus de six mille individus. La « garde-robe » occupe à elle seule quatre-vingt-huit personnes ; le service de la « bouche », c’est-à-dire de la table royale, en compte quatre cent quatre-vingt-dix-huit.

Il est vrai que cette « bouche » ne comprenait pas seulement celle du roi, mais une infinité d’autres. Tout d’abord celles qui étaient admises à la « viande » de Sa Majesté, on veut dire à sa table ; puis, outre la table royale, celle du grand maître de la Maison du roi qui était tenue par le capitaine des gardes en quartier. Les titulaires des charges de la Maison du roi servaient par roulement, trois mois par an, c’est-à-dire par quartiers, et les officiers en question, durant leur activité, avaient droit chacun à une table de plus ou moins de couverts, servis par la « bouche ».

La table du grand chambellan était tenue par le premier maître d’hôtel du roi, en 1690 le marquis de Livry qui avait lui-même une « table » ; la liste se continue par la table du premier maître d’hôtel de la reine ; du premier maître d’hôtel du Dauphin, du premier maître d’hôtel de la Dauphine, en 1690, M. de Chamarande. La table du grand maître d’hôtel de la reine était approvisionnée et servie par sept officiers spéciaux renforcés chacun d’un certain nombre de domestiques ; celle du premier maître d’hôtel de la Dauphine disposait de cinq autres maîtres d’hôtel. Douze tables pour les officiers au service de la famille royale, chacune d’elles abondamment pourvue.

Tables qu’il est quasi permis de considérer comme des tables ouvertes. « Le roi, écrit Voltaire, voulait que les étrangers y fussent tous invités. » À la table du Grand chambellan, les ministres étrangers étaient admis le mardi, jour d’audience du secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Toutes tables naturellement entretenues par les soins et aux dépens du roi.

G. Lenotre a pris soin de noter le menu de l’un de ces dîners habituellement servis sur les dix heures du matin mais le délicieux historien fait erreur en écrivant que le menu en question n’était fait que pour « un ». Il était pour la « table » du roi, ce qui déjà ne manquera pas d’étonner, en songeant que chacune des nombreuses « tables » de la « maison » royale était pareillement pourvue :

— Grands potages : 2 chapons vieux pour potage de santé ; 4 perdrix aux choux.

— Petits potages : 6 pigeonneaux de volière pour bisque ; une de crêtes et béatilles.

— Deux petits potages hors-d’œuvre : de chapon haché pour l’un, perdrix pour l’autre.

— Entrées : un quartier de veau et une pièce autour, le tout de vingt-huit livres ; 12 pigeons pour tourte.

— Petites entrées : 6 poulets fricassés ; 2 perdrix en hachis.

— Quatre petites entrées hors-d’œuvre : 3 perdrix au jus ; 6 tourtes à la braise ; 2 dindons grillés ; 3 poulets gras aux truffes.

— Rôt : 2 chapons gras ; 9 poulets ; 9 pigeons ; 2 hétoudeaux (jeunes poulets) ; 6 perdrix ; 4 tourtes.

— Pour dessert deux bassines remplies de fruits crus, deux autres pleines de confitures sèches et quatre bassines de confitures liquides ou de compotes.

Arrivons au souper du soir, qui ne le cédera pas à son confrère du matin :

— 2 chapons vieux, 12 pigeons de volière, 1 perdrix au parmesan, 4 autres pigeons, 6 poulets, 8 livres de veau, 3 poulets gras, 1 faisan, 3 perdrix, 2 poulardes, 4 hétoudeaux, 9 poulets, et encore 8 pigeons et 4 tourtes ; enfin le rôt flanqué de deux « petits plats », petits plats dont l’un contenait un chapon, deux bécasses et deux sarcelles ; le second cinq perdrix. N’oublions pas les entrées ; elles étaient spacieuses : quatre perdrix, sauce à l’espagnole, et deux poulets gras en pâtés grillés. Et les hors-d’œuvre ne sont pas notés non plus que les « herbes », nous dirions les légumes verts dont Louis XIV était grand amateur, particulièrement de salade.

Ajoutez les nombreux officiers du palais dont chacun avait journellement droit à l’« ordinaire » : deux pains, un quart de vin, un gibier, une demi-livre de lard ; les jours maigres, gibier et lard étaient remplacés par du poisson et trois livres de beurre.

On imagine non seulement la dépense, mais la complication d’un pareil train de maison.

D’autant que, dans l’immense palais de Versailles, à la « maison du roi » venaient se joindre la maison particulière de la reine, celle du Dauphin, celle de la Dauphine, celle du frère et de la belle-sœur du roi, celle de la favorite en honneur. Une fille du Dauphin, dès l’âge de deux ans, était pourvue d’une « maison » de vingt-deux personnes ; dont trois gouvernantes et huit femmes de chambre particulièrement attachées à sa jeune Majesté ; aussi, comme on imagine, était-elle aussi mal élevée qu’il était possible de le souhaiter.

Nous avons donné quelques détails sur la « bouche » afin de faire comprendre par eux l’immensité du ménage royal. À elles seules la grande et la petite écurie étaient devenues de « véritables départements d’État » (Louis Bertrand), colossales, d’une magnificence qui ne le cédait pas à celle du château : un régiment de chevaux de selle et de trait, une légion de palefreniers, jockeys, laquais, postillons, garçons d’écurie ; un musée de voitures de toutes formes, de tout style, de toutes dimensions, de toutes couleurs, depuis le grand carrosse de voyage – un appartement confortable où l’on pouvait jouer aux cartes, manger, se coucher pour dormir – jusqu’aux fauteuils à roulettes destinés aux promenades du roi, fatigué ou convalescent, dans les allées du grand parc.

Vaste « maison » civile à laquelle venait encore s’ajouter la maison militaire, approximativement dix mille hommes, gardes-françaises, suisses, hallebardiers, gardes du corps, archers de la porte, gendarmes, chevau-légers parés d’or et d’argent, dit Visconti.

Enfin le monde des courtisans emplissant le palais, du soir au matin, encombrant les salons, les antichambres, pressés l’un à l’autre ; et cette multitude, dont chaque individu avait sa vitalité propre, ses ambitions particulières, ses convoitises, ses passions, son caractère, ses mœurs et habitudes, ses goûts et ses haines – un monde en ébullition – devait tenir dans la main, ou, pour mieux dire, dans la pensée d’un seul homme. C’est ici que Louis-le-Grand fut réellement grand ou, pour prendre un qualificatif mieux approprié réellement étonnant ; car, comme l’écrit encore Saint-Simon, « roi partout, roi dans tous les moments, il tenait tout en crainte et haleine ». Il avait l’œil ouvert à tout et à tous, faisant quotidiennement sa ronde d’inspection de l’heure de son lever à celle de son coucher, à ses repas, en son appartement, à la promenade, à la chasse, jusqu’à la chapelle et à la guerre. « Nul ne lui échappait » note encore son admirable chroniqueur, jusqu’à ceux qui ne pensaient même pas être entrevus. « Certain jour étant à cheval à Versailles, dit Visconti, il fut le seul à découvrir un voleur qui avait mis la main dans la poche du jeune Villars-Orondate. Passant en revue la compagnie des grenadiers à cheval, il reconnut au bout de trois ans un cheval pris sur la garnison de Valenciennes, et comme le cheval lançait des ruades il avertit les courtisans de s’écarter. Visconti ajoute : « Il a l’œil perspicace, connaît l’intime de chacun ; une fois qu’il a vu un homme ou entendu parler de lui, il s’en souvient toujours. »

Assurément pour suffire à une pareille tâche il fallut à Louis XIV, comme l’observe H. Taine, un tempérament vigoureux, une grande robustesse de corps, une santé assurée ; mais surtout d’étonnantes facultés intellectuelles, une mémoire prodigieuse, une tournure d’esprit particulièrement adaptée aux fonctions qui lui incombaient. Les lignes suivantes de Saint-Simon sont souvent citées :

« Jamais homme si naturellement poli, si fort par degrés, une politesse calculée selon l’âge, le mérite, le rang » ; à quoi il faut ajouter, comme le note Visconti, un don merveilleux de pénétrer les caractères, rendu plus aigu encore par cette vie de Cour que nous nous efforçons de reconstituer ; étude, pénétration des caractères qui demeure la plus grande et particulière qualité de la littérature de l’époque : La Rochefoucauld, La Bruyère, Saint-Simon, Molière, Racine, Mme de Lafayette, Mme de Staal, la marquise de Sévigné elle-même, bien que plus superficielle. Jamais peut-être société ne s’est analysée avec un soin aussi minutieux et autant d’application.

Domaine où Louis XIV fut un des plus remarquables, peut-être le plus admirable de tous. De ces milliers et milliers d’individus qu’il avait à régir journellement, à faire vivre en bon accord les uns avec les autres, il se trouvait obligé de connaître la situation matérielle, la famille, le caractère, les ambitions, les mœurs, les goûts, les penchants ; foule houleuse, mais qui pour lui ne devait pas être confuse, car d’elle il lui fallait tirer ses hommes de confiance, en appréciant le mérite d’un chacun afin de répartir bienfaits et récompenses.

Il s’efforçait, avons-nous dit, de maintenir la Cour entière, et jusqu’aux plus grands, à une respectueuse distance de sa royale majesté, mais il le faisait avec bonne grâce. Saint-Simon encore note qu’il ne lui arriva jamais de rien dire de désobligeant à personne, ce que le roi lui-même recommande à son fils :

« Je vous conseille très sérieusement de ne vous jamais rien permettre en cette matière et de considérer que ces sortes d’injures non seulement blessent ceux qui les ont reçues, mais offensent même bien souvent ceux qui feignent de les entendre avec le plus d’applaudissement, parce, quand ils vous voient mépriser ceux qui vous servent comme eux, ils craignent avec sujet que nous ne les traitions de même en une autre rencontre. »

Ainsi le roi était réellement l’âme animatrice de l’innombrable Cour de France où, de son activité personnelle, de sa pensée, de son initiative il faisait tout vibrer et se mouvoir. En août 1696 Louis XIV tombe malade, il souffre d’un abcès au pied et doit garder le lit. « La maladie du roi, note la Palatine, rend la Cour bien ennuyeuse, au point que c’en est étonnant ; de ma vie je n’ai rien vu de pareil. »

« La vie du roi, écrira encore en 1712 la duchesse d’Orléans, nous est ici d’une plus grande nécessité qu’on ne saurait croire ; sans lui tout irait sens dessus dessous. »

Par sa fermeté, par la régularité de sa vie, Louis XIV maintenait cette société immense, agitée de tant de passions et intérêts divers, en un ordre et un calme que ne pouvaient pas ne pas admirer les ambassadeurs étrangers.

La régularité de sa vie quotidienne dominait la Cour. « Il est fort réglé en toute chose, observe Visconti, et ménage les heures du jour avec un tel ordre qu’on sait toujours le temps de son lever – huit heures du matin – de son dîner, de ses visites, de la chasse, des audiences, du Conseil, de son coucher. » « Avec un almanach et une montre on pouvait à trois cents lieues de là dire avec justesse ce qu’il faisait » (Saint-Simon) ; sur quoi s’ordonnait tout autour de lui. Il ne manqua jamais – sauf deux jours à l’armée – d’assister au service de la messe ; jamais, à moins qu’il ne fut retenu au loin par la guerre ou d’autres motifs importants, et parmi ses retentissantes amours, le roi ne découcha d’avec la reine qui, de son côté, ne se serait pas mise au lit avant l’arrivée de son mari. »

On a pu dire que la vie du prince en son palais somptueux ressembla plus à celle d’un bourgeois du Marais, occupé de ses affaires, qu’à celle d’un gentilhomme du temps passé.

« Sage et régulier en sa conduite » lisons-nous dans les Souvenirs de Mme de Caylus, chef d’orchestre dont la Cour attentive suivait pour s’y conformer le moindre geste ; au point que la Dauphine, née princesse de Bavière, ne parvenait pas à se faire à cette extrême régularité. Une journée est la répétition de la précédente, nul imprévu, aucune nouveauté, « Une vie de couvent ! » s’écrie la princesse.

En cette tenue de maison, pour conserver à la Cour une ordonnance digne de sa royale majesté, Louis XIV mettait non seulement une fermeté, mais une gravité, parfois une austérité qui ne laissaient pas de choquer l’un et l’autre.

Le marquis de La Fare, en ses Mémoires, se plaint de son humeur « pédante et austère ». À ses dépenses fabuleuses, constructions, train de maison, fêtes, libéralités et pensions de tous genres, le roi mêlait un désir de rangement, voire d’économie, une raison, une méthode qui, en son extrême prodigalité, le feront parfois accuser d’avarice, « beaucoup d’ordre et d’économie au-dedans et dans la dépense, au milieu de l’éclat et de la parade » (Spanheim).