Quand André Chénier monta sur l’échafaud, après avoir accueillie la Révolution comme l’ère de la liberté et des droits de l’homme, c’était un poète qui disparaissait. Mais c’est l’écrivain passionné, le journaliste politique qu’atteignait le tribunal révolutionnaire.
Lâches et cruels imposteurs, bourreaux de notre patrie, il vous sied bien d’imputer les maux que vous lui avez faits et les maux que vous lui préparez aux hommes qui ont voulu les prévenir ! Il vous sied bien d’affecter ce courage et cette innocence d’hommes opprimés avec ceux qui, pour faire entendre à leurs concitoyens la voix de la vérité, de l’humanité, sont contraints de lutter chaque jour contre vos calomnies et contre votre oppression ! Vous, ennemis secrets de la Constitution, que vous n’exécutez pas, que vous empêchez d’exécuter, ennemis déclarés de toute constitution, parce que vous n’avez d’autres lois que votre intérêt et d’autre justice que vos passions, il vous sied bien de les accuser d’incivisme, eux, de purs fidèles au devoir d’ hommes libres, qui est d’être équitable et vrai, quoi qu’il en puisse arriver, eux, enfin, qui, s’ils n’étaient pas assez justifiés par le nom seul de leurs accusateurs, et s’ils avaient besoin de citer leurs preuves de civisme, mettraient avec raison au premier rang la courageuse haine qui les arme contre vous.
Et ces gens-là, dans l’ivresse de leur vanité et de leurs succès, vont cherchant dans toutes les histoires à quels personnages respectés ils pourront faire l’outrage de les dénoncer à l’indignation du genre humain, en les accusant de leur avoir servi de modèle.
Ils se comparent à Caton ! Caton avait-il réduit le vol et le brigandage en principe de droit ? Caton avait-il tour à tour fatigué le dédain des rois par les adulations les plus stupides et irrité les passions d’une multitude ignorante par des applaudissements sanguinaires ? Avait-il aiguillonné le génie des bourreaux à inventer de nouvelles tortures, et avait-il ensuite ameuté au Champ de Mars des bandes de prolétaires, et les collèges de musiciens de place, vendeurs d’orviétan, mendiants, baladins, bateleurs ? Et avait-il enseigné à ce grave cortège qu’ils étaient « le peuple romain » ? Et les avait-il excités à des violences contre les lois et contre les chefs de l’État ? Caton, grand général, grand orateur, le premier homme de son temps dans la philosophie et dans les lettres, implacable ennemi de tout parti, de toute fiction, de quiconque voulait faire de la chose publique sa chose privée, dut la plus grande part de sa renommée et de sa gloire à la persévérance de ses poursuites contre les hommes semblables en talents et en probité à ceux qui osent aujourd’hui écrire leur nom à côté du sien.
Ils se comparent, ils comparent leurs complices à Phocion ! Phocion, homme constant et irréprochable en conduite et en amitié, homme inébranlable dans les maximes de la morale et de la vertu, est ravalé au niveau d’hommes qui ont changé de conduite et d’amis dès qu’ils ont changé d’intérêts, et qui n’ont employé leur esprit et leurs talents qu’à faire plier toute morale à leurs vues et à leurs projets. Phocion boit la ciguë préparée par les délateurs et les sycophantes, et ces gens-là font métier et marchandise de mensonge et de calomnie contre tous les gens de bien. Phocion, après avoir dissuadé la guerre, la fait lui-même avec autant d’intelligence que de courage, – et ces gens-là, après nous avoir précipités dans la guerre, prennent, du fond de leur cabinet, toutes les mesures propres à la mal faire. Ces gens-là ont sacrifié honneur, pudeur, vérité, patrie, aux applaudissements d’une multitude insensée. Voilà comment on cherche à en imposer par des rapprochements brillants et absurdes ; et, ne pouvant s’associer à la gloire des grands noms, on s’efforce de les associer à son infamie.
André Chénier, Journal de Paris, 14 juin 1792.