Deux de nos confrères se sont attribué la rude et noble mission de parcourir la France afin de découvrir et de signaler à leurs contemporains les bonnes petites auberges où l’on mange bien. Déjà ils ont visité ainsi la Normandie, l’Anjou, le Périgord, la Bresse, le pays de Gex et l’Alsace ; ils ont savouré, à Brantôme, des cous d’oie farcis ; à Honfleur, les truites gratinées à la crème ; aux Ponts-de-Cé, la tanche aux laitances d’alose ; à Périgueux, la soupe à la couenne de porc ; à Colmar, la choucroute bastionnée de foies gras, et quatre jours de suite, recuite au vin de Champagne. Ils ont dévotement pinté les crus les plus divers : le Mittelwihr, le Monbazillac, la Tête-d’Ours, le Charveyron, le Monsaguet, le Gravèse, le Mondeuse, le Thouarcé, le Champigny, et d’autres…, bien d’autres, de renommée simplement régionale, mais qui, s’ils avaient quelque ambition, feraient facilement leurs preuves de noblesse et figureraient avec honneur dans l’armorial des vins, à côté de nos seigneurs de Chambertin, de Clos-Vougeot et de Château-Yquem.
De leurs pèlerinages, nos deux explorateurs reviennent chaque fois plus attendris, plus émerveillés de la prodigieuse variété, de la diversité féconde qu’offrent les richesses de la terre de France. Mais des cinq provinces jusqu’ici étudiées, celle dont ils semblent avoir rapporté les émotions les plus fortes, c’est le pays de Bresse, patrie des poulardes et de Brillat-Savarin. Belley, où il naquit, est la capitale de la gastronomie ; tout y abonde de ce que la nature a créé de plus super-fin : gibiers précieux, truites, morilles, laitage, truffes, écrevisses ; les vins du pays ont un bouquet délicieux, l’arôme des champignons locaux est incomparable et les fruits paraissent provenir en ligne directe du paradis terrestre. Aussi, en cette région mille fois bénie, tout le monde naît gourmand – comme on naît colonel au Guatemala. La ville elle-même semble construite pour qu’on y mange ; dans la distribution des maisons, tout est sacrifié à la cuisine, qui s’étale, prend ses aises, vaste, claire, illustrée de panoplies de casseroles, de lèche-frites et de poêlons rutilants. C’est la pièce d’honneur, le sanctuaire. Dès la descente du train, l’étranger prend un avant-goût des délices qui l’attendent. Aborde-t-il un passant pour demander son chemin, trois phrases ne seront pas échangées sans que l’indigène s’informe si le nouvel arrivant préfère la poularde rôtie ou à la crème. Entrez dans un café ; écoutez vos voisins de table ; l’éphémère actualité les intéresse peu ; ils discutent posément de choses éternelles, telles que les différentes recettes du coulis d’écrevisses, ou bien ils évoquent, en les comparant, les souvenirs des derniers gâteaux de bec figues qu’ils ont savourés. Si vous êtes convié à dîner dans quelque maison bourgeoise, ne vous étonnez pas que, avant de vous introduire au salon, on vous invite à pénétrer dans la cuisine : celle-ci n’a rien à cacher, au contraire ; l’aspect imposant des appareils en pleine action, les fines odeurs qui se dégagent des poissonnières et des rôtissoires, les effluves de la discrète transpiration des truffes et le parfum des fritures à la plus pure graisse de volaille composent un apéritif sans rival. Et si le hasard vous place, à table, à côté de la jeune fille de la maison, ne soyez pas surpris que, à l’apparition du poisson, elle s’interrompe de parler musique ou lecture pour vous glisser ce conseil à l’oreille : « Monsieur, prenez de la truite de droite ; elle a été pêchée dans les eaux du moulin qui sont très fraîches et dont les herbes sont bien parfumées… »
On imagine l’intense émoi de nos deux honnêtes gastronomes en abordant ce paradis des nobles lippées ; ils franchissaient le seuil de ce rêve étoilé dont parle le poète ; ils sentaient que de grands événements étaient proches et qu’ils ne sortiraient de cette terre promise que renouvelés, ruisselants de lumière et de béatitude. Pour satisfaire d’abord leur trépidante curiosité, ils entrèrent, au hasard, dans un restaurant d’aspect modeste, mais dont la mine était engageante, et ils demandèrent à déjeuner. On leur servit l’ordinaire… c’est-à-dire : le melon rafraîchi, le lavaret du lac au beurre fondu, les quenelles de filets de truites aux foies de volaille truffés, la poularde rôtie, les écrevisses étuvées au vin du Jura ; le tout appuyé de quelques flacons de vieux Vizieu, couleur d’or, et d’un Château-Chalou, profond et sec, digne d’être glorifié. Ainsi, provisoirement restaurés en attendant les combats prochains, ils allèrent religieusement faire leur méditation coutumière devant la maison natale de Brillat-Savarin, laquelle subsiste, vénérée, au n° 62 de la Grande-Rue, telle qu’elle était au début du XIXᵉ siècle ; robuste immeuble, percé de hautes fenêtres, manifestement bâti pour qu’on y vive grassement et qu’on y goûte la plénitude des biens de ce monde. Conseiller à la Cour de cassation au temps de l’Empire, l’auteur de la Physiologie du goût revenait, chaque année, passer ses deux mois de vacances à Belley ou à sa maison de campagne de Vieu-en-Valromey, pays du vin de Côte-Grêle et des petites morilles noires, les meilleures de toutes. Brillat avait trois sœurs : Marion et Gasparde, dite la Padou ; demeurées filles, celles-ci, fatiguées dès leur naissance, restaient au lit dix mois de l’année ; elles en sortaient seulement à l’arrivée du conseiller, s’intéressaient à ses expériences, prenaient leur part des fines timbales et des salmis ravigotants, objets de ses laborieuses conceptions, et, à son départ, se remettaient au lit jusqu’à l’année suivante. La troisième sœur, Pierrette, était une gaillarde ; au dîner de son mariage, quand parurent les sorbets et les pâtisseries, elle se leva de table, et malgré la présence de Mgr Cortois de Quinsey, évêque de Belley, et parrain d’un fameux pâté de bécassines et d’ortolans, elle entonna une chanson si grivoise que sa mère, la belle Aurore Récamier, appliqua à la jeune épousée deux gifles retentissantes. Pierrette n’en perdit ni un couplet, ni un coup de dent ; elle avait solide appétit et robuste estomac, car elle mourut à quatre-vingt-dix-neuf ans et dix mois, au sortir d’un puissant déjeuner, et criant à tue-tête : « Vite ! Je sens que je vais passer ; apportez-moi le dessert !… »
Tel est le genre des belles légendes que nos explorateurs recueillirent à Belley et qu’ils consignent dans leurs impressions de voyage. Ils allèrent en pèlerinage à cette maison de Vieu où, dans un jour de génie, Brillat-Savarin inventa le pâté illustre, dont on ne parle là-bas qu’à genoux, et auquel il associa, comme à son œuvre la plus pure et la plus parfaite, le nom de sa mère : il appela cette création sublime l’Oreiller de la Belle Aurore : ça se compose d’une noix de veau, de deux perdreaux rouges, d’un râble de lièvre, d’un poulet gras, d’un canard, d’un demi-filet de porc, de deux ris de veau, de foies de poulardes, de moelle de bœuf, de champignons, de truffes, de pistaches et de jambon à chair rose, le tout emprisonné dans une pâte croustillante et vaporeuse, puis glacé d’un aspic qu’on obtient en cuisant, durant cinq heures, dans un vin blanc sec, un jarret de veau, un jarret de bœuf, deux pieds d’un cochon noir, deux pieds de veau (la couleur du veau est indifférente) ; et vous en savourez la recette détaillée dans l’aimable ouvrage auquel on regrette de ne pouvoir faire ici plus d’emprunts : la France gastronomique ; guide des mer-veilles culinaires des bonnes auberges françaises, par MM. Curnonsky et Marcel Rouff ; car c’est non seulement un livre d’histoire, mais aussi un livre de belle santé et de bonne humeur ; on y retrouve cet entrain qu’apportait à parler cuisine le grand Dumas, entrain que suggèrent manifestement l’amour de la bonne chère et la fréquentation assidue des « vins de pays ».
Les auteurs de ce guide, aussi instructif qu’amusant, me paraissent avoir pris goût à leur œuvre, entreprise d’abord comme un âpre devoir. Je crains qu’ils n’aient trouvé en Belley une Capoue ensorceleuse qui les retiendra plus que ne l’exige leur impérieux labeur. Brillat-Savarin y compte nombre de disciples ; il a même eu un continuateur en la personne de Lucien Tendret, auteur d’une Pyrotechnie du gibier à plume, qui égale presque l’œuvre du maître par la perfection de la forme et l’élévation des pensées, l’ouvrage est devenu rarissime, mais on nous en fait espérer une prochaine réimpression. En ce pays de Cocagne, on lutte courtoisement à qui continuera le plus brillamment les traditions du vieux temps ; quiconque offrirait un dîner ne comptant pas six ou sept services serait discrédité et verrait son nom affiché à la porte de toutes les salles à manger bressanes. Là est l’écueil pour nos deux apôtres ; s’ils veulent ne rien négliger, leur tâche sera dure ; pourront-ils garder leur indépendance et résister aux tentatives de corruption ? Déjà ils confessent que, un jour, après un déjeuner, à Bourg – un rien : le saucisson chaud de la Bresse, le pâté de viande en croûte, les truites nageant dans le beurre, le poulet à la crème, les haricots verts, les côtelettes d’agneau aux pommes frites et la glace pralinée aux framboises – ils affrontèrent, trois heures plus tard, une nouvelle épreuve : la soupe aux légumes, la truite au blanc, la poularde grasse rôtie, les écrevisses Cluny !… Je sais bien que ce dernier plat – outre qu’il enseigne, à n’en point douter, que, contrairement à l’opinion reçue, le vin blanc est le véritable élément de l’écrevisse — réveillerait l’appétit d’un anorexique incurable. Je redoute néanmoins, pour nos cicerones gastronomiques, la délicatesse insidieuse de la cuisine bressane ; elle est si loyale et si honnête que le plus copieux repas n’inflige à l’estomac pas plus de remords qu’un simple échaudé ; il ne faut pas moins de vingt siècles de civilisation pour atteindre à cette perfection ! N’avouent-ils pas que, certain soir, après un de ces dîners majestueux où avaient paru entre eux deux – et disparu comme de légers fantômes – les anguilles farcies, les pâtés de grives, les selles de sanglier braisées, les timbales de queues d’écrevisses et autres magies par eux accueillies avec des frémissements de tendresse et des gloussements d’admiration, ils s’étaient assis devant la porte de l’auberge, pour déguster, en compagnie du chef cuisinier créateur de ces merveilles, un petit mousseux local qu’on nomme le Chevelu. On parlait cuisine ; tous deux écoutaient béatement l’artiste, qu’ils distinguaient à peine dans la nuit voilée de buée chaude. Lui se laissait aller à ses rêves ; il évoquait le canard Brillat-Savarin ; il manipulait, dans l’idéal, des quenelles de laitances de carpes noyées dans la purée de truffes, et sous le charme puissant de son éloquence, les deux amis se sentaient pris d’une sorte de malaise, d’un « creux », d’un vide à l’estomac. Ils avaient faim !
Pour ne pas obliger le chef à rallumer ses fourneaux, ils allèrent discrètement souper autre part.