En me remettant à la lecture de Du Bellay et en reprenant de lui ce premier écrit par lequel il a ouvert, pour ainsi dire, l’ère de la Renaissance française, je me suis senti saisi d’un regret, et j’ai comme embrassé d’un seul regard la période tout entière, le stade littéraire où il entrait en courant, le flambeau à la main, stade glorieux, et qui, coupé, continué, accidenté et finalement développé pendant près de deux siècles et s’y déroulant avec bien de la variété et de la grandeur, n’a été véritablement clos et fermé que de nos jours.
Ce que c’était qu’être classique au sens où l’avait conçu Du Bellay, et comme on l’a été en France jusqu’au temps de notre jeunesse, nous le savons tous, nous qui y avons passé et qui en avons été témoins ; mais nos neveux, je le crains, ne le sauront plus bien et auront peine à se le figurer dans la juste mesure. L’Antiquité grecque et latine avait trouvé dans tous les genres les belles formes, les moules admirables, des modèles qu’une fois ressaisis on ne perdait plus de vue et qu’on révérait sans cesse. La haute source de l’admiration était là, perpétuelle et vive, et nulle part ailleurs ; et cependant l’inspiration moderne, quand elle naissait, trouvait moyen de se créer une forme à elle, une variété d’imitation qui avait son caractère et son originalité, mais qui, malgré tout, par quelque côté, devait aller se rejoindre à la grande tradition et offrir en soi des traits de ressemblance avec l’antique famille. En ce point était l’art, la merveille suprême, et c’était un charme pour le lecteur instruit de goûter le nouveau, tout en y reconnaissant d’anciennes traces. La Renaissance avait été d’abord exclusivement érudite et bornée à son objet principal d’exhumation et de restauration ; on avait porté dans la découverte et la mise en lumière des anciens manuscrits une passion sans partage. Puis, quand ces grands auteurs du passé furent imprimés, quand on les posséda dans des textes suffisamment établis et convenablement élucidés, on se mit à en jouir, et l’esprit moderne, un moment étonné, réagit bientôt en tout respect et avec son amour-propre légitime : loin de se laisser décourager, il se demanda ce qu’il fallait faire et comment il devait s’y prendre désormais, puisqu’il était en face de chefs-d’œuvre comme on n’en avait jamais eu. Il dut y songera deux fois et se recueillir pour accommoder et accorder ses propres pensées avec ce mode d’expression fin, éclatant et poli, dont l’idée, si longtemps éclipsée, était enfin retrouvée pour ne plus se perdre, et qui rayonnait avec diversité en vingt types immortels ; il fit, en présence des Grecs et des Latins, ce que les Latins avaient déjà fait en présence des Grecs : il choisit, il s’ingénia, il combina. Ce qu’il en est sorti de productions nouvelles, marquées au coin d’un nouveau grand siècle, et dignes de prendre rang dans le trésor humain à la suite et à côté des premières reliques de l’antique héritage, je n’ai pas à le rappeler, les œuvres parlent : cette tradition-là est d’hier, et la mémoire en est vivante. Mais ce qu’on ne saurait assez dire, parce que le souvenir plus fugitif est bien près d’en être effacé, c’est la douceur qu’il y avait pour l’homme instruit et lettré, pour l’homme de goût, à ce mode et à cette habitude de culture, tant qu’elle fut en vigueur, à son bon moment, avant la routine, après le labeur passé des premiers et des seconds défrichements. Qu’on veuille bien se figurer ce que pouvait être un ami de Racine ou de Fénelon, un M. de Tréville, un M. de Valincour, un de ces honnêtes gens qui ne visaient point à être auteurs, mais qui se bornaient à lire, à connaître de près les belles choses, et à s’en nourrir en exquis amateurs, en humanistes accomplis. Car on était humaniste
alors, ce qui n’est presque plus permis aujourd’hui. Être humaniste, c’était se borner à lire les Anciens, et, entre les modernes, ceux qui paraissaient dignes, par endroits, de s’appareiller aux Anciens ; c’était les comprendre, s’en pénétrer, les posséder, et en être venu, dans cette familiarité de chaque heure, à y découvrir chaque fois de nouvelles délicatesses, de nouvelles beautés. Admirateur et adorateur pieux des vieux maîtres, dans un beau désespoir de les égaler et de les atteindre, on se serait dit volontiers avec ce docte allemand (Creutzer) : « Il ne nous reste, à nous autres modernes, qu’à les aimer ». On pouvait se dire encore avec Goethe : « Négliger ces vieux modèles, Eschyle, Homère, c’est mourir ». J’ai surtout en vue nos Français attiques du bon temps, non ceux que le XVIIIᵉ siècle nous a livrés sur la fin, un peu gâtés ou fort affaiblis ; mais ceux-ci même, dont était Fontanes, et quand ils se maintenaient dans cette noble mesure de goût, avaient leur manière d’être et de sentir heureuse et rare. On ne chicanait pas alors sur les textes : à l’humaniste proprement dit, le Virgile du Père de La Rue, l’Horace de Bond, le Cicéron de d’Olivet, suffisaient sans tant de questions, et on en avait pour la vie. On supposait les textes connus, et l’on marchait sur un terrain établi. Et, en effet, ces premiers savants de la Renaissance, ces grands preux de l’érudition, ces pionniers héroïques et généreux, dont Casaubon a comme fermé la liste parmi nous, s’étaient empressés, avec les manuscrits qu’ils avaient en main, d’établir, même aux endroits douteux ou désespérés, des sens spécieux, probables, satisfaisants ; les plus modernes éditeurs avaient de plus en plus aplani les difficultés dans la même voie. En général, on vivait là-dessus ; on lisait dans des textes faciles, comme on se promène dans des allées sablées.
Aujourd’hui il n’en est plus ainsi : la critique s’est remise en marche ; à y bien voir, elle n’avait jamais abdiqué ; elle avait toujours eu ses studieux asiles, ses doctes laboratoires, à Oxford, à Leyde ; mais le mouvement se poursuivait à l’ombre, sans éclater au-dehors. Ç’a été surtout depuis soixante ans environ, ç’a été depuis Wolf, qu’un nouveau signal a été donné, et que la critique est rentrée délibérément en campagne. Tous les textes ont été soumis à révision ; on a bouleversé bien des habitudes ; de prétendues beautés, qui n’étaient que des fautes, ont disparu. La recherche s’est introduite à chaque pas, et avec l’examen le doute. L’oreiller de l’admiration s’est senti secoué : la douce quiétude du lecteur d’autrefois n’est plus de saison. On chemine, comme en temps de guerre, sur un terrain remué, et il y faut regarder sans cesse. Avant de s’écrier : Que c’est beau ! il convient de se demander : Est-ce exact ? C’est en ce sens que je dis qu’il n’est plus permis aujourd’hui d’être humaniste ; il faut être soi-même du métier, être armé de la loupe et du scalpel grammatical, il faut être philologue.
Et qu’on ne croie point que je veuille, en ce moment, avoir l’air de rien blâmer de ce qu’amène le cours ou le progrès du temps, comme on l’appelle ; je ne fais le procès à rien de ce qui est nécessaire et légitime ; j’ai tenu seulement à bien rendre l’idée du classique français dans cette période paisible, où, la première effervescence du XVIᵉ siècle étant apaisée et calmée, une élite de gens de goût, vrais lettrés, jouissait comme d’une conquête acquise des dépouilles de l’Antiquité, en y mêlant le sentiment des beautés et qualités françaises, et sans ignorer ce qui s’y assortissait de meilleur et de plus agréable en Italie ou en Angleterre. On avait affaire à des esprits véritablement polis, et dont la conversation ou la correspondance familière s’ornait des rapprochements les plus heureux, des allusions les plus délicates. Telle de ces allusions soudaines qu’on faisait jaillir d’un texte consacré, telle de ces grandes images qu’on empruntait tout à coup pour revêtir une pensée présente, était réputée éloquence et invention. Enfin tout s’épuise et s’use, tout a son terme. Quand les chemins sont par trop battus, les curieux ont hâte d’en sortir. L’ennui engendre l’impatience et le besoin de trouver. La science de l’antiquité a eu elle-même sa révolution, et elle a dû, elle aussi, accepter son renouvellement de régime : les points de vue qui en ressortent et qui se succèdent vont changeant incessamment du tout au tout, et amènent, à chaque pas en avant, bien des renversements et des surprises. Les jugements auxquels on était le plus accoutumé se retournent ; on en est venu à découvrir bien souvent dans les mêmes choses juste le contraire de ce qu’on y avait vu précédemment. Les littératures modernes, à leur tour, ont enfanté et enfantent chaque jour des œuvres d’une imagination puissante et contagieuse qui n’ont rien de commun avec la tradition, et que la critique préconise. De toutes parts la fermentation recommence ; on est rentré pour longtemps dans la fournaise.
Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, article sur Du Bellay, 1867.