Marie-Antoinette


MARIE-ANTOINETTE, NOTICE DU COMTE DE LA MARCK. 14 juillet 1851.

Parmi les écrits qui peuvent donner une juste idée de la reine Marie-Antoinette et de son caractère aux années de sa prospérité et de sa jeunesse, je n’en sais pas qui porte mieux la conviction dans l’esprit du lecteur que la simple Notice du comte de La Marck, insérée par M. de Bacourt dans l’Introduction de l’ouvrage récemment publié sur Mirabeau. Le comte de La Marck dessine l’intérieur de la reine en quelques pages d’une observation très nette. On y voit une Marie-Antoinette réelle et naturelle, non exagérée. On y pressent les fautes auxquelles ses alentours ne manqueront pas de la pousser, celles qu’on lui prêtera, et les armes qu’elle va fournir, sans y songer, à la malignité. On regrette qu’un observateur aussi impartial et aussi supérieur n’ait pas tracé un pareil portrait de la reine aux divers moments de son existence, jusqu’à l’heure où elle devient une grande victime, et où ses hautes qualités de cœur éclatent assez pour frapper et intéresser tout ce qui est humain…

La beauté de la reine dans sa jeunesse a été fort célébrée. Ce n’était pas une beauté, à prendre chaque trait en détails : les yeux, bien qu’expressifs, n’étaient pas très beaux ; son nez aquilin semblait trop prononcé : « Je ne suis pas bien sûr que son nez fût celui de son visage », a dit un témoin spirituel. Sa lèvre inférieure était plus marquée et plus forte qu’on ne le demande à la bouche d’une jolie femme ; sa taille aussi était un peu pleine ; mais l’ensemble était d’un grand air et d’une souveraine noblesse. Même dans le négligé, c’était une beauté de reine plutôt que de femme du monde : « Aucune femme, a dit M. de Meilhan, ne portait mieux sa tête, qui était attachée de manière à ce que çhacun de ses mouvements eût de la grâce et de la noblesse. Sa démarche était légère et noble, et rappelait cette expression de Virgile : Incessu patuit dea. Ce qu’il y avait de plus rare dans sa personne était l’union de la grâce et de la dignité la plus imposante. » Ajoutez un teint éblouissant de fraîcheur, des bras, des mains admirables, un charmant sourire, une parole appropriée, et qui s’inspirait moins de l’esprit que de l’âme, du désir d’être bonne et de plaire. Elle pouvait aimer, comme elle faisait, la liberté des entretiens et des jeux, la familiarité des intérieurs ; elle pouvait jouer à la vie de bergère ou de femme à la mode, il lui suffisait de se lever, de reprendre en un rien son air de tête : elle était reine.

Pendant longtemps cette gracieuse femme, pleine de confiance au prestige de la royauté et ne songeant qu’à le tempérer doucement autour d’elle, ne s’occupa point de politique, ou du moins elle ne le faisait que par accidents, et en quelque sorte poussée à bout par son cercle intime. Elle continuait sa vie de féerie et d’illusion, quand déjà les propos odieux, les couplets satiriques et les pamphlets infâmes couraient Paris, et lui imputaient une influence secrète et continue qu’elle n’avait pas. L’affaire du Collier fut le premier signal de ses malheurs, et le bandeau qui lui couvrait jusque-là les yeux se déchira. Elle commença à sortir de son hameau enchanté, et à découvrir le monde tel qu’il est quand il a intérêt a être méchant. Lorsqu’elle fut amenée à s’occuper habituellement des choses publiques et à avoir un avis sur les mesures et les événements extraordinaires qui, chaque jour, forçaient l’attention, elle y apporta les dispositions les moins politiques qui se peuvent imaginer, je veux dire l’indignation contre les lâchetés, des préventions personnelles dont son intérêt le plus évident ne parvenait point toujours à la faire triompher, un ressentiment des injures qui n’était pas le désir de la vengeance, mais bien la souffrance délicate et fière de la dignité blessée. Si Louis XVI avait été autre, et s’il avait offert quelque prise à une impulsion active énergique, il n’y a nul doute qu’à un moment ou à un autre, sous l’inspiration de la reine, il ne se fût tenté quelque entreprise qui aurait bien pu être un coup de tête, mais qui peut-être aussi aurait rétabli pour quelque temps l’ordre monarchique ébranlé. Il n’en fut point ainsi : cette âme de Louis XVI échappait et se dérobait à son rôle de roi par ses vertus mêmes ; sa nature, toute composée de piété et d’humanité, tendait perpétuellement au sacrifice, et de faiblesse en faiblesse il ne devait plus retrouver de grandeur qu’en devenant un martyr. La reine n’avait point en elle ce qu’il fallait pour triompher d’une incapacité et d’une inertie royale si absolues. Elle avait des élans, mais point de suite. C’est la plainte perpétuelle qui revient sous la plume du comte de La Marck dans la correspondance secrète qu’on vient de publier : « La reine, écrivait-il au comte de Mercy-Argenteau (30 décembre 1790), la reine a certainement l’esprit et la fermeté qui peuvent suffire à de grandes choses ; mais il faut avouer, et vous avez pu le remarquer mieux que moi, que, soit dans les affaires, soit même simplement dans la conversation, elle n’apporte pas toujours ce degré d’attention et cette suite qui sont indispensables pour apprendre à fond ce qu’on doit savoir pour prévenir les erreurs et pour assurer le succès. » Et ailleurs, toujours du même au même (28 septembre 1791) : « Il faut trancher le mot, le roi est incapable de régner, et la reine, bien secondée, peut seule suppléer à cette incapacité. Cela même ne suffirait pas : il faudrait encore que la reine reconnût la nécessité de s’occuper des affaires avec méthode et suite ; il faudrait qu’elle se fît la loi de ne plus accorder une demi-confiance à beaucoup de gens, et qu’elle donnât en revanche sa confiance entière à celui qu’elle aurait choisi pour la seconder. » Et encore (10 octobre 1791) : « La reine, avec de l’esprit et un courage éprouvé, laisse cependant échapper toutes les occasions qui se présentent de s’emparer des rênes du gouvernement, et d’entourer le roi de gens fidèles, dévoués à la servir et à sauver l’État avec elle et par elle. » En effet, on ne revient pas d’une si longue et si habituelle légèreté en un jour ; ce n’eût pas été trop du génie d’une Catherine de Russie pour lutter contre les dangers si imprévus à celle qui n’avait jamais ouvert un livre d’histoire en sa vie, et qui avait rêvé une royauté de loisir et de village à Trianon : c’est assez que cette frivolité passée n’ait en rien entamé ni abaissé le cœur, et qu’il se soit trouvé dans l’épreuve aussi généreux, aussi fier, aussi royal et aussi pleinement doué qu’il pouvait l’être en sortant des mains de la nature.

Je ne discuterai pas, on le pense bien, la ligne de politique à laquelle Marie-Antoinette croyait bon de revenir quand elle était livrée à elle-même. Nous ne sommes pas ici des puristes constitutionnels : ce qu’elle voulait, ce n’était pas la Constitution de 91 assurément, c’était le salut du trône, celui de la France, comme elle l’entendait, l’honneur du roi et le sien, et celui de sa noblesse, l’intégrité de l’héritage à léguer à ses enfants ; ne lui demandez pas autre chose. Les lettres qu’on a déjà publiées d’elle, d’autres qu’on publiera un jour, permettront d’établir cette portion de l’histoire avec certitude. Elle voulait le salut de l’État par son frère l’empereur, par les puissances étrangères, mais point par les émigrés. Son indignation ne se contenait point contre ceux-ci : « Les lâches, après nous avoir abandonnés, s’écriait-elle, veulent exiger que seuls nous nous exposions et seuls nous servions tous leurs intérêts. » Dans une très belle lettre, adressée au comte de Mercy-Argenteau, où on lit ces mots, elle disait encore, après avoir exposé un plan désespéré (août 1791) : « J’ai écouté, autant que je l’ai pu, des gens des deux côtés, et c’est de tous leurs avis que je me suis formé le mien ; je ne sais pas s’il sera suivi, vous connaissez la personne à laquelle j’ai affaire (le roi) : au moment où on la croit persuadée, un mot, un raisonnement la fait changer sans qu’elle s’en doute ; c’est aussi pour cela que mille choses ne sont point à entreprendre. Enfin, quoi qu’il arrive, conservez-moi votre amitié et votre attachement, j’en ai bien besoin, et croyez que, quel que soit le malheur qui me poursuit, je peux céder aux circonstances, mais jamais je ne consentirai à rien d’indigne de moi ; c’est dans le malheur qu’on sent davantage ce qu’on est. Mon sang coule dans les veines de mon fils, et j’espère qu’un jour il se montrera digne petit-fils de Marie-Thérèse. »

Son dernier éclair de joie et d’espérance avait été au voyage de Varennes. Au moment où ce voyage tant différé allait s’exécuter enfin, vers minuit, la reine, traversant le Carrousel à pied pour aller trouver la voiture préparée pour la famille royale par M. de Fersen, rencontra celle de M. de La Fayette qui passait : elle la remarqua, « et elle eut même la fantaisie, avec une badine qu’elle tenait à la main, de chercher à toucher les roues de la voiture ». C’était une innocente vengeance. Ce coup de badine fut comme sa dernière gaieté de jeune femme. A trois jours de là, que l’aspect était différent ! Au moment où Mme Campan la revit après le retour de Varennes, la reine ôta son bonnet, et lui dit de voir l’effet que la douleur avait produit sur ses cheveux : « En une seule nuit ils étaient devenus blancs comme ceux d’une femme de soixante-dix ans ». Elle en avait trente-six.

Les deux dernières années de la reine suffiraient pour racheter mille fois plus de fautes que n’en put commettre aux années légères cette personne de grâce et d’élégance, et pour consacrer dans la pitié des âges une semblable destinée. Prisonnière dans son intérieur, en proie à de continuelles angoisses, on la voit s’épurer à côté de cette sœur si sainte, Mme Élisabeth, se ranger, et se fortifier de plus en plus dans ces sentiments de famille et de religion domestique qui ne consolent à ce degré que les âmes naturellement bonnes et non corrompues. Aux journées fatales, aux journées d’insurrection et d’émeute, quand sa demeure tout entière est envahie, elle est à son poste ; elle essuie l’outrage avec fierté, avec noblesse, avec clémence, en même temps qu’elle couvre de son corps ses enfants. Du milieu de ses propres dangers, elle est tout occupée, dans sa bonté, de ceux des autres, et elle se montre attentive à ne compromettre personne inutilement dans sa cause. Le dernier jour, le jour suprême de la royauté, au 10 août, elle essaie de donner à Louis XVI un élan qui l’eût fait mourir en roi, en fils de Louis XIV ; mais c’est en chrétien et en fils de saint Louis qu’il devait mourir. Elle entre à son tour elle-même dans cette voie d’un héroïsme tout de résignation et de patience. Une fois enfermée au Temple, elle fait de la tapisserie, s’occupe de l’éducation de sa fille et de son fils, compose pour ses enfants une prière, et s’accoutume à boire le calice en silence. La tête de la princesse de Lamballe, présentée aux barreaux, lui avait donné le premier froid de la mort. Au moment où elle sortait du Temple pour être transférée à la Conciergerie, elle se frappe la tête au guichet, n’ayant point songé à se baisser ; on lui demanda si elle s’était fait du mal : « Oh ! non, dit-elle ; rien à présent ne peut me faire du mal. » Mais chaque heure de son agonie a été notée, et ce n’est pas à nous à le redire. Je ne crois pas qu’il puisse exister de monument d’une stupidité plus atroce, plus ignominieuse pour notre espèce, que le procès de Marie-Antoinette tel qu’on le peut lire officiellement reproduit au tome XXIX de l’Histoire parlementaire de la Révolution française. La plupart des réponses qu’elle fit aux accusations sont tronquées ou supprimées ; mais, comme en tout procès inique, le texte seul des imputations dépose contre les assassins. Quand on pense qu’un siècle dit de lumières, et de la plus raffinée civilisation, aboutit à des actes publics de cette barbarie, on se prend à douter de la nature humaine et à s’épouvanter de la bête féroce, aussi bête que féroce en effet, qu’elle contient toujours en elle-même et qui ne demande qu’à sortir. Aussitôt après sa condamnation, ramenée du tribunal à la Conciergerie, Marie-Antoinette écrivit une lettre datée du 16 octobre, à quatre heures et demie du matin, et adressée à Mme Élisabeth. Dans cette lettre dont on vient de reproduire le fac-similé (1), et qui est d’une grande simplicité de ton, on lit : « C’est à vous, ma sœur, que j’écris pour la dernière fois. Je viens d’être condamnée, non pas à une mort honteuse, elle ne l’est que pour les criminels, mais à aller rejoindre votre frère. Comme lui innocente, j’espère montrer la même fermeté que lui dans ces derniers moments. Je suis calme comme on l’est quand la conscience ne reproche rien ; j’ai un profond regret d’abandonner mes pauvres enfants. Vous savez que je n’existais que pour eux ; et vous, ma bonne et tendre sœur, vous qui avez par votre amitié tout sacrifié pour être avec nous, dans quelle position je vous laisse !… » Les sentiments les plus vrais de la mère, de l’amie, de la chrétienne soumise, respirent dans cette lettre testamentaire. On sait que Marie-Antoinette fit preuve, quelques heures après, de ce calme et de cette fermeté qu’elle espérait avoir au suprême moment, et le procès-verbal des bourreaux reconnaît lui-même qu’elle monta sur l’échafaud avec assez de courage.

Je ne crois pas qu’on ait encore tous les éléments pour écrire avec la simplicité qui convient la vie de Marie-Antoinette ; il existe d’elle des recueils manuscrits de lettres à son frère l’empereur Joseph, à l’empereur Léopold, et la Chancellerie de Vienne doit contenir en ce genre des trésors. Mais j’ose conjecturer que la publication de ces pièces confidentielles, si elle a lieu un jour, ne fera que confirmer l’idée que la réflexion et une lecture attentive des mémoires peuvent donner dès à présent. La noble mère de Marie- Antoinette, de qui elle tenait ce nez d’aigle et ce port de reine, lui imprima le cachet de sa condition ; mais ce caractère impérial, qui reparaissait aux grands moments, n’était pas celui de l’habitude de son esprit, de son éducation et de son rêve ; elle ne se retrouvait la fille des Césars que par saillies. Elle était faite pour être l’héritière paisible et un peu bergère de l’Empire, plutôt que pour reconquérir elle-même son royaume ; avant tout, sous ce front auguste, elle était faite pour être femme aimable, amie constante et fidèle, mère tendre et dévouée. Elle avait toutes les qualités et les grâces, et quelques-unes aussi des faiblesses de la femme. L’adversité lui rendit des vertus ; l’élévation du cœur et la dignité du caractère se dessinèrent avec d’autant plus d’éclat qu’elles n’étaient point portées par un esprit tout à fait à la hauteur des circonstances. Telle qu’elle est, victime de la plus odieuse et de la plus brutale des immolations, exemple de la plus épouvantable des vicissitudes, elle n’a point besoin que le culte des vieilles races subsiste pour soulever un sentiment de sympathie et de pitié délicate chez tous ceux qui liront le récit et de ses brillantes années et de ses dernières tortures. Tout homme qui aura dans le cœur quelque chose de la générosité d’un Barnave éprouvera la même impression et, s’il faut le dire, la même conversion que lui, en approchant de cette noble figure si outragée. Quant aux femmes, Mme de Staël leur a dès longtemps adressé le mot qui peut leur aller le plus au cœur, quand elle a dit, dans la défense qu’elle a donnée de Marie-Antoinette : « Je reviens à vous, femmes immolée » toutes dans une mère si tendre, immolées toutes par l’attentat qui serait commis sur la faiblesse… ; c’en est fait de votre empire si la férocité règne. » Marie-Antoinette est mère encore plus que reine, en effet. On sait ce premier mot qui lui échappa lorsque, n’étant que Dauphine, on blâmait devant elle une femme qui, pour obtenir le pardon de son fils compromis dans un duel, s’était adressée à Mme Du Barry elle-même : « A sa place, j’en aurais fait autant, et s’il l’avait fallu, je me serais jetée même aux pieds de Zamore » (le petit nègre de Mme Du Barry). Et l’on sait aussi ce dernier mot de Marie-Antoinette devant l’atroce tribunal, lorsque, interrogée sur d’affreuses imputations qui touchaient à l’innocence de son fils, elle s’écria pour toute réponse : « J’en appelle à toutes les mères ! » C’est là le cri suprême qui domine sa vie, le cri qui va aux entrailles et qui retentira pour elle dans l’avenir.

Un jour, au Temple, un projet d’évasion avait été concerté, et elle y avait consenti. Le lendemain, elle écrivit qu’elle ne pouvait s’y décider, puisqu’il fallait, en fuyant, se séparer de son fils : « Quelque bonheur que j’eusse éprouvé à être hors d’ici, écrivait-elle, je ne peux pas consentir à me séparer de lui… Je ne pourrais jouir de rien en laissant mes enfants, et cette idée ne me laisse pas même de regrets. » Ce sentiment, dira-t-on, est bien simple, et c’est pour cela précisément qu’il est beau.

Sainte-Beuve.

(1) La dernière lettre de la reine Marie-Antoinette, Paris, 1851. (Courçier, 9, rue Hautefeuille.)