Sa Majesté Prolétariat

Aux premiers sifflements du raz de marée qui retourna la Russie, en octobre 1917, alors que le mot bolchevik, sans orthographe encore définie, résonnait d’un son inconnu aux oreilles du monde, gouvernements, hommes politiques, témoins cru­rent se tirer de la difficulté de situer ce phéno­mène social, en disant de Lénine et de son équipe, de tous les souffleurs de ce cyclone : ce sont des bandits.

C’était penser succinctement.

Qu’ils aient baigné de sang la Russie, dans l’in­tention, le déluge fini, de ne voir surnager que ceux qui sortiraient de l’arche communiste ; qu’ils aient déchaîné leur meute sur la fortune, le bien-être, le bonheur édifiés sous des lois dont ils ve­naient briser les tables ; qu’ils aient assassiné non seulement le passé de leur pays, mais son présent ; qu’ils aient signé la paix de Brest-Litowsk, pour quelle cause croyez-vous qu’ils aient agi ainsi ? Était-ce pour la seule joie de se venger ? Était-ce pour voler, bourrer leurs poches et décamper ? Était-ce pour que l’herbe ne repoussât plus où ils auraient marché ? Était-ce pour faire le jeu des Allemands ? Non. C’était pour tailler un empire au marxisme.

Ils ont détruit pour reconstruire – du moins c’est leur illusion.

En France, et partout, quand il est question de ce gouvernement qui tient depuis trente mois, bien qu’il dût être balayé dans la semaine (cela ne veut pas dire qu’il soit victorieux, il n’a pas vaincu tous ses ennemis ; les plus redoutables se dressent face à lui : ses utopies), en France, on proclame : « Aucun rapport avec lui, tant qu’il ne rentrera pas dans la ligne démocratique. Qu’il donne le suffrage universel à son peuple, et nous renouerons les relations. » Est-ce possible que l’on en soit encore là ?

C’est justement contre la démocratie, contre le suffrage universel que le bolchevisme a fait la révolution. Ce n’est pas par hasard, ce n’est pas par circonstance, qu’il a jeté bas ces vieilles conquêtes, c’est par principe. Ce n’est pas une république que Lénine est venu installer en Russie, c’est une dictature.

Le régime ne répond pas au nom dont il est baptisé, République socialiste fédérative des soviets russes, cela c’est son petit nom. Son nom de famille est : Dictature du prolétariat. Ne croyez pas que les maîtres de l’heure s’en cachent, qu’ils cherchent à tromper et la Russie et l’Europe et le monde. Ce qu’on ne peut leur refuser, c’est la franchise de leurs ambitions. Quand on leur demande : « Quand ferez-vous les élections ? », ils vous re­gardent comme un chevalier du Moyen Âge. « On n’a donc encore rien compris chez vous à notre mouvement ? On croit donc que nous allons convo­quer un Parlement ? »

L’acte fondamental de leur doctrine est l’anti-parlementarisme. Ils ont divisé la Russie en deux : les prolétaires (nous ne disons pas les travailleurs, car si les pro­létaires apparaissent en Russie sous la forme de masses, les travailleurs ne se montrent que sous celle d’échantillon), les prolétaires et les parasites. Est prolétaire quiconque crie : « Vive la commune ! » Est parasite quiconque cherche à se suffire à soi-même. Le prolétaire vivra ; le parasite doit mourir.

Le bolchevisme n’est pas l’anarchie, c’est la monarchie, la monarchie absolue, seulement le mo­narque, au lieu de s’appeler Louis XIV ou Ni­colas II, se nomme Prolétariat Iᵉʳ.

L’homme n’est pas arrivé au vingtième siècle pour posséder des libertés individuelles. Qui re­cherche sa liberté : liberté d’agir, de penser, de vivre, est un réactionnaire. L’homme ne doit plus exister en tant qu’homme, mais en tant qu’atome de la communauté. S’il était absolument nécessaire de trouver un nom pour définir le régime de Lénine, ce ne serait ni royauté, ni empire, ni république, mais internat (pas internationale). Le pion, c’est le commissaire.

Prolétariat Iᵉʳ, pour se maintenir, grandir et prospérer, devant être un tyran – et il ne le dissimule pas, il l’affirme dans tous ses écrits, le clame dans tous ses discours, – a comme premier besoin de s’appuyer, comme ses ci-devant, sur la force.

C’étaient jadis des mercenaires, ce sont aujour­d’hui des rouges. « Quand la Russie aura conclu la paix avec les puissances encore en état de guerre avec elle (la Finlande, la Pologne), la Russie dé­mobilisera », pense-t-on avec ingénuité. Comptez là-dessus ! De même que l’impérialisme militaire de Guillaume II ne pouvait se maintenir que par les baïonnettes, de même l’impérialisme social de Lénine ne peut exister que par son armée.

Il est en Russie, et ce chiffre est celui qu’ils don­nent, 600.000 communistes. (Et ne parlons pas des moyens employés pour l’obtenir.) Il est, d’un autre côté, 120 millions d’habitants. Pour le bolche­visme, démobiliser serait briser les digues qui le préservent du flot oppressé. Ils ne démobilisent pas. Ils ne peuvent pas démobiliser. C’est le dernier État militariste d’Europe.

— Ah ! ne dites pas ce mot, s’est écrié un com­muniste, suffoqué par notre déclaration.

— Laissons le mot, mais constatons le fait.

— Vous ne constatez, nous répondit-il, Qu nécessité.

Ils appelleront, quand il le faudra, leur rouge, armée du Travail (cela commence) ; ils la transvaseront, ils ne la liquideront pas. Il s’agit de savoir si elle ne se démobilisera pas d’elle-même, si le soldat ne parviendra pas à filtrer à travers la poigne de Trotsky. Quand l’armée rouge pâlira, ce sera le bolchevisme à la nage.

Avez-vous lu le Capital, de Karl Marx ? C’est indigeste. Cela vous conduira immédiatement dans une ville d’eaux pour une cure d’estomac ; mais si, par hasard, vous avez un estomac d’autruche, avalez cette brique communiste.

Si nous disons brique, ce n’est pas par impertinence. « Tu es pierre, et sur cette pierre je construirai mon église », a dit quelqu’un. Lénine en dit chaque jour autant de Karl Marx. Ce qui se passa en Russie, c’est du Karl Marx en action.

Chaque jour, Lénine tire un article de la Bible marxiste, le met en bouteille et le sert à la Russie. Qu’elle fasse la grimace ou non, peu lui importe. Est-ce qu’un médecin ne force pas son malade à prendre le médicament qui doit le sauver, même si c’est de l’huile de foie de morue ?

Le bolchevisme ne descend pas, en effet, de la lune, comme vous pourriez le supposer. Lénine ne s’est pas éveillé un matin, après avoir entendu des voix, il ne s’est pas écrié, croyant découvrir une nouvelle conception du monde : « Eurêka ! » Non ! il a ouvert les livres de Karl Marx et, les trouvant à son goût, a simplement déclaré :

— Je veux appliquer ça !

Lénine n’est pas un inventeur, c’est un adaptateur. C’est un expérimentateur. Vous voyez qu’il y a loin de cette figure de préparateur de laboratoire social à celle d’un bandit. Ce n’est pas un poignard entre les dents qu’il faut le représenter, mais vêtu d’une blouse blanche de chercheur et une éprouvette (rouge, bien entendu) entre les mains. Il a cru apercevoir entre les lignes de Karl Marx le vaccin qui guérira l’existence de ses né­cessités désobligeantes. Il s’en est emparé et, à tour de bras, l’expérimente. C’est, à sa manière, un type dans le genre de Pasteur.

Combien Pasteur a-t-il sacrifié de cobayes pour parfaire son sérum ? Voilà, n’est-ce pas, ce que per­sonne aujourd’hui ne songerait à lui reprocher.

Les cobayes de Lénine, ce sont des hommes. Il en a tué déjà des centaines de mille. La formule n’est pas encore au point. Mais dans un pays grand comme la Russie, il y a de la marge, l’homme ne manque pas…

Albert Londres, Moscou, avril 1920.