Lénine et Trotsky

Lions-les. Ils doivent l’être. Il n’y a pas de Lénine tout court, il n’y a pas de Trotsky tout court : il y a Lénine-Trotsky. Sans le premier, qu’aurait fait le second ? Sans le second, qu’au­rait fait le premier ? C’est Lénine qui a dit : « Là, dans ce rocher se cache une source, si quelqu’un frappe, elle jaillira. » Et c’est Trotsky qui a frappé.

L’un, Lénine, est sédentaire ; l’autre, Trotsky, est ambulant. Lénine médite, un chat sur les ge­noux. Trotsky se fait chauffer des trains. Lénine ne sort pas de Moscou. Il sort même peu du Kremlin. S’il prend l’air, c’est comme le pape, en­tre les murs de sa forteresse. Trotsky roule dans son auto, roule dans son wagon. Où est Trotsky ? Il est en Sibérie. Où est Trotsky ? Il est sur la Haute-Bérézina. Et il est à Pétrograd, s’il n’est pas à Toula. Lénine réfléchit, écrit. Il publie des brochures : le Travail libre et gratuit, Études théoriques, la Grande initiative, dans l’internationale communiste. Il fut journaliste, il le reste. Un journaliste, président du Conseil, dans notre vieux monde, dépose sa plume. Lui, la redore. C’est son moyen favori d’action. Dans chacune des bro­chures des soviets, il y a un Lénine. Ce n’est pas un écrivain du genre brillant. Ce n’est pas le ly­risme qui le porte. Ses proclamations ne sont pas du d’Annunzio sur les murs de Fiume. Il opère par procédés froids. Infatigablement, il assure que la IIᵉ Internationale n’est qu’une pensée avortée. Il prend son chef, son rival d’hier, Kautsky, le met sur la dalle et, savamment, l’autopsie. Il ne s’emballe jamais, il s’obstine toujours.

Les Trotsky – Trotsky aussi était journa­liste – ne sont pas de la même veine. Ils ne sont pas « pensés », ils sont bâclés. Trotsky, lui, ne médite pas, il agit. Ses articles ne sont pas bour­rés d’idées, mais de coups de poing.

Lénine parle. Il ne sort pas pour se promener, il sort pour parler. Il ne recule pas devant un dis­cours. Congrès politiques et professionnels le voient apparaître. Il parle comme il écrit : sans effet. Il n’est pas plus orateur que polémiste. Ses discours sont sans habileté, sans truc. Ce n’est pas de la cuisine artistement préparée. Il ne vise pas au succès extérieur. Son but n’est pas d’arracher au bout d’une tirade des « oh ! » d’admiration aux auditeurs. C’est une conversation qu’il vient tenir à la foule.

Au Grand Théâtre, il arrive sur la scène. La salle est noire des camarades. Il se promène tran­quillement, mains aux poches. Il a commencé son discours qu’on ne s’en est pas aperçu. Sa voix ne résonne pas ; lui ne vibre pas davantage. Il parle, se promenant toujours. Son langage est simple. Il se sert d’expressions populaires. La seule fan­taisie qu’il ait sont des plaisanteries joviales. Il dira, par exemple :

— Pourquoi voudriez-vous, camarades, que le corps fût composé de tant de parties si, réelle­ment, on ne devait penser qu’à son ventre ?

Il agit sur ces masses par répétitions. Exemple : s’il parle sur la nécessité de travailler joyeusement, il redira cent fois dans un discours d’une heure :

— Il faut travailler joyeusement ; il faut tra­vailler joyeusement. Il vous poursuit de son idée comme une horloge de son tic tac. Seul, dans sa physionomie, l’éclat bizarre, de ses petits yeux frappe. En dehors de cela, rien ne brille chez lui, pas même son crâne, qu’il recouvre d’une cas­quette lorsqu’il a fini.

Trotsky, sur la scène, est plus dompteur. Il ne paraît pas sans avoir préparé sa cravache. Ce qu’il vient dire, il l’a rangé en ordre de bataille. Batail­lon par bataillon, tout défilera. Pas de théâtre, il ne ponctuera pas ses finales d’un geste. Il n’aura même jamais de geste. De la voix, Lénine traitera de points de doctrine, lui, cela n’est pas son affaire. Son affaire, ce sont les faits. Ce qu’il lui faut, c’est de la substance.

— Camarades, les chemins de fer ne marchent pas ; ils doivent marcher ; et pour cela j’ai décidé…

Et il faudrait voir qu’un murmure s’élevât ! De temps en temps, il assure son binocle. Quand ce qu’il a à dire est dit, il ne s’arrête pas à sourire ; les applaudissements, depuis longtemps, ne cares­sent plus son épiderme. Il saute dans son auto, et en vitesse !…

Lénine, pour les siens, est le génie. Son infail­libilité est un dogme. Qui a poussé, malgré Trotsky, à la signature de la paix de Brest, « sa­chant fort bien qu’un temps prochain se charge­rait de l’annuler » ? C’est Lénine. Qui, dès le dé­but, dit en public : « Camarades, la formation des armées blanches, payées mais mal soutenues par l’Entente, est pour nous un grand mal d’où naîtra un grand bien. Ainsi nous ferons voir que nous sommes le pays ? » C’est Lénine. Il réalise pour « les siens », et grâce à la clarté de son intelli­gence, l’idéal scientifique du communisme. Bref, il est le théoricien au plus haut degré, le pilote à l’œil sûr. « Lui à la barre, vivent les tempêtes : elles prouveront qui nous sommes. »

Trotsky ne nage pas dans tant d’idéologie. Son but n’est pas de démontrer que s’il est au pouvoir c’est que l’heure du marxisme, à l’horloge sociale, a sonné, mais que, puisqu’il y est, il est de taille à s’y maintenir.

Pour réaliser son règne, il ne reculera devant rien.

Il ne sait pas toujours ce que le peuple russe désire, mais il sait ce qu’il désire du peuple russe, et ça lui suffit. Les difficultés ne l’arrêtent pas, elles l’éperonnent. Son énergie est sans contrôle. Il porte cette férocité réalisatrice dans les deux traits qui tranchent son visage, du nez aux commissures des lèvres. La première sensation que l’on éprouve devant lui est plutôt inquiétante. Si l’on était impressionnable, on se demanderait s « Eh ! eh ! que va-t-il bien me faire ? » Ses qualités font qu’il se trouve à sa place partout. Où il est be­soin d’un sursaut d’énergie, on appelle Trotsky. C’est l’homme des coups de chien.

Les transports flanchent, Trotsky prend les transports. Contre Youdenitch, c’est lui qui sauva Pétrograd, Youdenitch était à cinq kilomètres de la Newsky, tout le monde croyait tout perdu ; lui, Trotsky, n’a rien voulu croire. Il est parti pour Pétrograd. Il a ramassé tout ça dans sa poigne. Pendant ce temps-là, Lénine rêvait dans son Kremlin.

Lénine est moins craint. On trouve des indul­gences pour lui jusque chez ses victimes. « Il ne sait pas », c’est ce qu’on dit. « Mon père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » À son nom, des légendes se sont attachées. Dans son pays, sur la Volga, on assure qu’il est la réincar­nation du héros cosaque Stenka-Razine, revenu dans notre vallée de larmes pour redonner la terre aux paysans. On le croit sincère : on le maudit mais on le respecte.

Trotsky, lui, c’est la réincarnation de la schlague. On tremble à son nom. On le hait.

Lénine est encore autre chose que le héros cosa­que Stenka-Razine. « Camarades, s’écrie Zinoviev, à Pétrograd. Lénine n’est pas seulement notre chef, il n’est pas seulement l’élu de millions d’hommes, il est notre maître par la grâce de Dieu, le maître authentique, celui qui, dans l’Histoire de l’humanité, naît tous les cinq cents ans. »

C’est la IIIᵉ Internationale : Gott mit uns !

Albert Londres, Moscou, avril 1920.