La liberté d’écrire

M. Georges Lecomte vient d’écrire, au nom de la Société des lettres, quelques lignes d’un sens si fort que je ne résiste pas au plaisir de les recopier. En effet, pesez-en bien tous les termes, et vous allez voir de quelle conception nouvelle des choses ils témoignent. « Attachés à la liberté dont nous avons besoin pour écrire, dit M. Georges Lecomte, ne sommes-nous pas aussi tout particulièrement intéressés à ce que notre pays soit fort et respecté, garde toute sa vitalité, tout son pouvoir d’expansion, afin que notre langue et notre littérature ne perdent rien de leur diffusion ? Quel misérable sort que celui des écrivains d’un pays diminué et dont la langue tombe en discrédit, sachant qu’ils ne seront désormais lus que par un tout petit peuple ! » Voilà un raisonnement qui ne vous a l’air de rien et qui pourtant ne représente pas moins qu’une révolution dans les manières de penser du monde des lettrés.

Quiconque tenait jadis une plume revendiquait la liberté d’écrire comme le droit essentiel, le droit par excellence, celui qui permettait, une fois qu’on l’aurait obtenu, d’être heureux, d’être riche et même d’avoir du talent. Qu’on donnât aux écrivains la liberté, ils se chargeaient du reste. Et, en 1830, M. Thiers (car cette idole de la bourgeoisie pacifique, ce parangon de la légalité avait eu une jeunesse violente et insurrectionnelle), M. Thiers était disposé à se faire massacrer sur les presses de son journal et à mourir en l’honneur du droit d’écrire librement. M. Thiers aurait été bien étonné des inquiétudes nouvelles qui se font jour dans les propos de M. Georges Lecomte.

En somme, les gens de lettres s’aperçoivent aujourd’hui que la liberté d’écrire devient une liberté fort dérisoire lorsqu’il apparaît que la difficulté principale consiste à être lu. Cette liberté-là ressemble comme deux gouttes d’eau à la fameuse liberté de mourir de faim.

Le grand souci des écrivains français, à l’heure actuelle, c’est de voir leur public se restreindre. La population française est stationnaire. Elle a même tendance à diminuer. Et puis notre influence à travers le monde ne s’étend plus. Nous défendons tant bien que mal, en Europe, les positions acquises, l’héritage du passé ; nous ne gagnons pas, il s’en faut de beaucoup. Dans l’Amérique du Sud, il y aurait beaucoup à faire en raison des affinités intellectuelles et d’une incontestable sympathie. C’est pour le moment notre meilleur débouché. Mais la concurrence est rude. Nous la soutenons tant bien que mal et pas toujours par les moyens qu’il faudrait. Au total, les gens de lettres ont été les premiers à ressentir l’arrêt du rayonnement français.

Et ils ne peuvent s’empêcher d’évoquer avec mélancolie les millions et les millions de lecteurs de langue anglaise et de langue allemande que l’on compte à travers le monde. Car notre commerce de librairie est tout à fait misérable en face de l’énorme trafic de livres qui se fait dans les pays anglo-saxons et germaniques. Mais cette mélancolie doit se changer en tristesse lorsqu’on évoque le temps où la liberté d’écrire n’était pas un droit de l’homme et du citoyen, où cependant nos écrivains exprimaient leur pensée sans entraves, où le monde entier formait la clientèle de notre littérature. Il n’y avait pas alors à jalouser les maisons d’édition d’outre-Rhin, puisqu’elles s’approvisionnaient en France et que le roi de Prusse, qui n’écrivait lui-même qu’en français, donnait des pensions à nos écrivains !

L’ordre même des réflexions de M. Georges Lecomte montre que le libéralisme a cédé la place au nationalisme dans la pensée de nos contemporains. Les lettrés qui, dans leur superbe, ont longtemps dédaigné la question de savoir si l’État français était solide ou non, s’aperçoivent qu’il est avantageux et même qu’il est d’un intérêt primordial de faire partie d’un État florissant et robuste. Ils s’aperçoivent que l’intelligence elle-même se trouve bien d’habiter un pays « respecté et fort ». Car l’intelligence, elle aussi, habite quelque part, en dépit des prétentions qu’il lui est arrivé d’émettre de n’avoir ni domicile ni patrie.

Il y aurait bien des remarques à faire sur les réflexions de M. Georges Lecomte. On pourrait se demander, par exemple, si une certaine réputation d’anarchisme et d’immoralisme (réputation injuste, mais à laquelle, il faut le reconnaître, nos lettrés eux-mêmes ont souvent donné les mains), n’est pas une des causes du discrédit de notre littérature à l’étranger. Ce n’est pas en vain que nos hommes de lettres ont si longtemps choqué les idées reçues chez la plupart des peuples. Notre littérature conserve la fâcheuse renommée d’être républicaine et anticléricale dans un siècle où domine généralement la réaction politique et religieuse. Voilà une mauvaise condition pour remporter des succès et, pour retourner à cette Amérique du Sud dont nous parlions tout à l’heure, on sait ce qu’il est arrivé à certains des conférenciers qui y sont venus de France d’être fraîchement accueillis en raison de leurs opinions. Le fait est que les temps où l’on put dire que l’Europe était française (on ne parlait pas encore, à cet égard, de l’Amérique), furent ceux qui précédèrent la révolution et le romantisme. C’est une Europe préparée par les succès diplomatiques et militaires de la monarchie française au XVIIᵉ siècle qui absorba à haute dose notre littérature classique… Voilà un aperçu des remarques qui s’enchaînent naturellement aux remarques de M. Georges Lecomte, à qui je ne voudrais pourtant pas en faire dire davantage que lui-même n’en a dit. C’est déjà très beau d’avoir posé les bases du nationalisme exactement comme nous les posons nous-mêmes…

L’Action française, 18 mai 1913.