Extinction et renaissance du rentier

Les déclarations de M. Pierre-Étienne Flandin que Candide a publiées récemment contiennent un paragraphe qui dénie à l’homme moderne le droit de vivre de ses rentes sans rien faire. C’était ce qu’on appelait jadis « vivre noblement », ce qui s’est appelé ensuite « vivre bourgeoisement » et pourrait bien se nommer aujourd’hui « vivre socialement ».

La France a été longtemps un « pays de rentiers » et surtout de petits rentiers. Ne le sera-t-elle plus ? Les personnages des comédies de Labiche appartiennent-ils à l’histoire et même à la préhistoire comme ces « trente-sept sous de M. Montaudoin » qui ne sont plus que trente-sept centimes ?

En règle générale, on ne condamne que ce qui est déjà mort. Une faculté que personne ou presque personne n’a plus le moyen d’exercer, on peut la déclarer illégitime. On peut la refuser. Nul n’en abuse plus. Nous avons vu s’étioler puis périr peu à peu les anciennes fortunes qui ne se renouvelaient pas par une forme quelconque d’activité et de travail. La crise a achevé ce que la dépréciation du franc avait commencé. Peut-être, ne rencontrerait-on aujourd’hui qu’un bien petit nombre de personnes qui n’aient jamais rien fait de leurs dix doigts ou de leur cerveau. Et, dans ce petit nombre, sauf de bien rares exceptions, on ne trouverait guère que des octogénaires et des septuagénaires. Encore sont-ils bien réduits dans leur « train de vie », bien à l’étroit dans leur bourse. Car il n’est pas de revenu d’avant-guerre qui ait été multiplié par cinq.

D’ores et déjà, le rentier « qui vit sur la foi de son inscription », comme disait Proudhon, est devenu un souvenir ou un mythe. Son inscription au Grand Livre de la Dette publique n’a pas été effacée. Elle est enregistrée solennellement. Elle ne lui donne plus les moyens d’existence sur lesquels il comptait jadis. Alors qu’est-il arrivé ? C’est que la foi dont parlait Proudhon s’est affaiblie et même qu’elle s’est perdue.

Nous sommes ici au point de rencontre des lois, des mœurs et des finances. M. Flandin a très bien observé que les jeunes ménages d’aujourd’hui négligeaient de « s’installer » comme le faisaient les générations précédentes et méprisaient les anciennes formes du bien-être et même du « paraître ». On met à l’automobile le prix qu’on se croyait obligé de mettre au loyer. On va aux sports d’hiver et l’on se passe de domestique. Tout cela est très vrai.

À quoi tient ce changement des habitudes et même du « qu’en dira-t-on » ? À beaucoup de raisons sans négliger celle-ci que le législateur a taxé et surtaxé les signes extérieurs de la richesse à la mode antique. On est trop puni, quand on « s’installe » comme les grands-parents, pour les imiter. Mais surtout on ne « s’installe » pas parce qu’on a le sentiment puissant que les choses ont cessé d’être stables et durables et que l’ « installation », dans un temps où rien n’est sûr, est chimérique, en tout cas précaire. On a perdu l’illusion du perpétuel et la croyance au permanent. Alors on campe.

Que sont devenus les patrimoines ? Ils ont fondu. Ils ne représentent le plus souvent qu’un effort rendu vain, une confiance déçue, un souvenir. Le nom même de biens patrimoniaux sort de l’usage. Il commence à être dépourvu de sens car ce qu’il reste de ces biens ne se transmet plus de père en fils qu’amoindri par les droits successoraux. Le mot « fortune » offre aujourd’hui à l’esprit l’idée d’une jouissance à peine viagère.

Et pourtant, les lois et les circonstances ont beau faire. Elles n’abolissent pas le besoin de la sécurité ni l’instinct de la prévoyance qui sont essentiels à la nature humaine.

L’épargne subsiste et persévère dans la mesure où elle est encore possible car la marge du surplus est étroite, quand il y a une marge et un surplus. L’épargne ne s’est pas découragée. Seulement elle ne prend plus la même forme parce que la notion de durée a reçu de trop cruelles atteintes. Autrefois, l’homme qui « mettait de côté pour ses vieux jours » assurait son avenir par la constitution de revenus. Aujourd’hui l’incertitude l’engage plutôt à garder par devers lui de l’argent liquide. Il thésaurise et on le lui reproche.

Mais on ne peut à la fois se plaindre de la thésaurisation stérile, qui fait que l’argent dort sans profiter à personne, et refuser aux possesseurs de capitaux d’acheter l’oisiveté en se faisant des revenus, si l’oisiveté leur plaît. Nous sommes bien d’avis qu’elle est la mère de tous les vices. Elle commence par être la fille de la souscription aux emprunts qui sont émis par l’État, quand elle ne l’est pas de la loterie nationale qui fait des millionnaires.

Car enfin il est encore contradictoire et même choquant de honnir le nom et la condition de rentier alors que l’État lui-même crée et paye des rentes. C’est un paradoxe qui ne pourrait pas durer longtemps que celui qui consiste à célébrer comme de bons Français ceux qui mettent leurs économies dans les fonds nationaux et à les traiter comme des frelons, de mauvais citoyens, tout au moins comme des fossiles, témoins d’un âge révolu, s’ils succombent à les tentation de vivre en touchant les arrérages d’une inscription au Grand Livre.

Le rentier social, que l’État moderne a multiplié, serait-il plus légitime que le rentier privé ? Sans doute la rente sociale est éminemment viagère. Pourtant c’est encore une rente qui arrive à des âges où beaucoup de bourgeois continuent de travailler. Sans compter que, s’il ne doit plus y avoir que des retraités, des pensionnés, des assistés, l’État lui-même n’y suffira plus. Il doit s’estimer heureux que tous les vieillards, toutes les veuves et tous les orphelins ne retombent pas directement à sa charge.

Et puis pourquoi le « droit à la paresse », proclamé jadis par le socialiste Paul Lafargue, n’appartiendrait-il pas à des bourgeois ? On a toujours connu des hommes qui se contentaient de peu, pourvu qu’ils eussent le loisir de flâner et de rêver. Après tout, puisqu’on gémit de l’encombrement de tant de carrières, puisqu’on parle même de limiter l’accès aux professions libérales, il n’est pas si mauvais qu’un certain nombre d’indifférents, satisfaits d’un sort modeste, se retirent d’eux-mêmes de l’âpre concurrence. Dans une société normale, il doit y avoir de tout et place pour tout, même pour ceux qui laissent la place libre aux autres.

Infortuné rentier ! Malheureux condamné à mort ! On le regrettera, on fera soit apologie quand le dernier spécimen sera au Muséum.

Le Capital, 10 janvier 1935