Pourquoi la politique des Alliés se montre‑t‑elle si incohérente au sujet de la Russie ? Les contradictions sont éclatantes et il y en a de nouvelles tous les jours. Hier encore, on annonçait de Copenhague que Litvinof, l’envoyé de Lénine, et O’Grady, l’envoyé de M. Lloyd George, avaient élargi leurs thèmes de conversation. En même temps, M. Lloyd George refusait des passeports aux délégués travaillistes désireux de se rendre dans la République des Soviets. La versatilité est évidente. À quoi tient-elle ? À autre chose qu’à une inconsistance naturelle de la pensée chez les directeurs de l’Entente.
En réalité, le problème russe ‑ car il y a un problème russe ‑ est vu à travers des préjugés nombreux et divers. On hésite surtout à le voir tel qu’il est.
L’Occident considère généralement que le bolchevisme est le monstre qui a dénaturé la Russie loyale. Il suffirait donc que le monstre fût terrassé pour que la France retrouvât l’alliée des temps anciens. Trop de signes montrent que cette illusion retarde. Le bolchevisme a bien entraîné à la trahison le pays fidèle à ses alliances tant qu’ont régné Nicolas II et la tradition d’Alexandre III. Mais le bolchevisme n’a pas été non plus, ou du moins il n’a pas été longtemps ce que disaient ici ses stupides admirateurs. Sous le bolchevisme, selon la loi dont plus d’une révolution occidentale a donné l’exemple, une autre Russie a poussé. Et c’est la Russie éternelle, qui se déplace, qui cherche de l’espace et de l’air dans le sens où la Russie en a toujours cherché. Il ne fallait pas trop souhaiter que la Russie, depuis que ses bolcheviks nous avaient abandonnés au milieu de la bataille, redevînt forte et reparût dans le monde comme puissance politique. L’affaiblissement terrible que les idées absurdes de ses dictateurs socialistes lui ont apporté au temps où ils les appliquaient, est devenu un avantage pour nous. Imprudents ceux qui continuaient à soupirer après la renaissance de la Russie. Elle renaît et, malgré son anarchie et sa misère, c’est déjà pour inquiéter l’Europe.
Ses voisins immédiats, les peuples auxquels nous nous intéressons le plus, n’ont jamais souhaité la résurrection de la puissance qui les a étouffés jadis. Le bolchevisme, ce n’est pour eux qu’un aspect de la Russie. Ils ne le cachent pas. La Pologne, la Roumanie voient l’armée rouge s’approcher d’elles. Entre les années de Trotsky et celles de la grande Catherine elles ne font pas de différences et elles ont raison. Un communiqué roumain que nous avons sous les yeux écrit : « En Bessarabie, d’innombrables volontaires s’offrent tous les jours pour combattre contre les Russes. » C’est rendre service que de dire les choses comme elles sont. Soviétique ou non, la Russie est la Russie.
Telle est la vérité qu’il faut regarder en face. Sous quelque forme que ce fût, la Russie ne devait sortir du jus où elle cuisait que pour redemander sa place. Elle la redemande dans une Europe déséquilibrée par la paix de Versailles et où elle trouve naturellement pour alliée la seule grande masse qui subsiste et qui est l’Empire allemand. L’Allemagne unie aspire à se délivrer des obligations que le traité lui impose. Et c’est à l’Est qu’elle a été le plus rognée, qu’elle a perdu le plus de territoires. Contre les Polonais, le même intérêt continue à rassembler la Russie et l’Allemagne. Du moment qu’une Pologne était créée, il fallait s’attendre à la conjonction germano‑russe et à rencontrer un jour l’Allemagne et la Russie associées sans contrepoids sérieux dans l’Europe orientale et centrale. M. Wilson a eu raison de dire que la politique de l’équilibre était finie. Les éléments de l’équilibre n’existent plus.
Ces vues anticipent peut-être sur les événements. Mais l’inquiétude et la nervosité des puissances occidentales les justifient. Ne sent‑on pas déjà le besoin de s’unir et de s’organiser contre un danger qu’on ne définit pas ? Il serait bon de le définir hardiment. Si, dans le wagon‑salon où M. Poincaré et le roi Albert ont causé avec leurs ministres et le maréchal Foch, il a été question de l’avenir, ce conseil franco-belge n’a pu manquer d’envisager les conséquences d’une nouvelle guerre, venue cette fois de Russie.
L’Action française, 30 janvier 1920.