C’est pour tous ceux à qui la guerre ne parle plus que j’écris aujourd’hui. Je débarque de Salonique. Pendant vingt-sept mois, j’ai accompagné nos armées en exil. J’étais avec elles aux Dardanelles, cul-de-sac de la mort, en Serbie dans les villages aux maisons noires, en Macédoine sous la fièvre. J’arrive de chez Sarrail et tombe chez Pétain.
France, depuis le temps que je t’avais quittée, je n’avais pas vu qu’on avait massacré tes maisons, tes églises, tes cathédrales, qu’on avait coupé tes arbres comme on rase les cheveux d’un criminel, qu’on avait vidé tes villes et tes hameaux. Je n’avais pas vu ce que ces trois rudes années avaient déposé chez tes soldats de sérieux dans les yeux et de croix sur les poitrines. Je l’avais su, je ne l’avais pas vu. Aussi, que ceux qui n’aperçoivent plus distinctement le paysage tragique de la guerre parce qu’il leur est trop familier ou qu’ils en sont trop loin, viennent avec moi. Je vous emmène, suivez le nouveau débarqué : nous allons voir.
Les Boches ont dévasté une partie de la France. Sur des cinquantaines de kilomètres, il ne nous reste plus qu’à mettre des gardiens chargés de faire visiter les ruines. En marchant des journées entières dans ce qui fut une terre heureuse, vous n’entendez plus que des phrases dans ce goût : « Ici, ce devait être un four. » « Là, c’était vraisemblablement l’école. » Ce sont les paroles que les touristes prononcent à Pompéi. Tout le nord de la patrie est devenu Pompéi. Sur ces lieux, on comprend tout, on perçoit que le plan de l’Allemagne n’était pas seulement de nous battre, qu’il était de nous assujettir. S’ils ont démoli notre pays, c’est qu’ils voulaient, après l’avoir pris, le rebâtir à leur goût. Nos églises étaient trop fines d’allure, leur vieux bon Dieu habitué à quelque chose de plus confortable, ils lui construiraient ça. Ils pulvérisaient les maisons pour que leurs habitants, n’ayant plus d’abri et s’étant arrangé une vie ailleurs, ne soient pas tentés de revenir chez eux. Ils enverraient des Boches à leur place et leur élèveraient des demeures de Boches. Étouffant, ils se donneraient de l’air. Ils coloniseraient à leur porte. Ils traiteraient la France comme le Cameroun. Mais quelqu’un se mit en travers et ce quelqu’un est le poilu.
Le poilu n’est plus celui de 1914. Remisons les images d’Épinal. Le soldat qu’une ivresse neuve emballait a disparu. Il reste un homme sentant l’âpre grandeur du rôle qu’il joue et ne se payant plus d’encens. C’est un héros à froid et ce héros n’admet plus qu’on se croie quitte envers lui en composant quelques ritournelles autour de son héroïsme. Ce qu’il a fait, il le sait aussi bien et mieux que nous. Quand on parle de lui, les trémolos dans la voix ne l’impressionnent plus. Une bonne réalité palpable l’intéresse davantage qu’un murmure d’admiration. Il a appris à voir, à juger. Nous n’avons plus à lui en remontrer. Quand on lui commande un acte, il est inutile de lui en faire mousser l’importance. Si c’est important, il le comprend tout seul. Quant à la beauté du geste, maintenant il s’en moque. Il consent bien à risquer la mort, mais n’entend plus se suicider.
Trois ans d’expérience implacable lui ont démontré qu’à la guerre contre les Boches on ne mourait plus en gants blancs. Il est devenu ce que la nécessité exigeait qu’il devînt pour tenir le coup : pratique. Il n’a pas perdu le nord, il ne demande pas plus que son droit, mais son droit il le veut. Sa sensibilité n’est pas éteinte pour tout cela, il sait la réveiller quand il faut. Si les grands mots ne le secouent plus, ce qui mérite réellement son émotion, il sait encore où le trouver. Le même soldat que sur ce trottoir de village nous rencontrerons pensif, inquisiteur même, nous le verrons une heure après, sous les armes, le regard fier et haut parce que l’on accroche la croix de guerre à son drapeau. Le poilu n’est pas une machine, c’est un homme et c’est cet homme qui battra la brute.
Et c’est aussi l’immense effort qui a surgi de la France. Regardez ce régiment. Ce n’est plus un défilé d’hommes prêts à bondir, c’est une masse d’ouvriers partant travailler à l’usine de la patrie. Ce ne sont plus des soldats, ce sont des spécialistes. Chacun est à ses pièces : voilà le bombardier, puis le mitrailleur, puis le torpilleur, puis tant que vous en voudrez, voilà encore d’autres insignes. Ils ne vont plus le drapeau en tête, l’âme fébrile et je ne sais plus quelle vision d’épopée devant les yeux. Ils ne marchent plus vers l’aventure mais à la besogne. Chacun sait la place qu’il occupera, la fatigue qui l’attend et les risques du métier. Les ouvriers de la France, tous en uniforme, froids, montent vers le feu.
Et de ces usines, j’en reconnais. Voilà trente-quatre mois, j’étais sur cet observatoire, je m’y retrouve aujourd’hui. Ces batteries que je vois, là au pied, je les avais vues : ces marmites boches qui tombent là sur cette route, je les avais vues tomber là sur la route ; la ligne des nôtres, les lignes autres, que je vois en avant, je les avais vues. Si, en septembre 1914, quand je contemplais tout cela, un homme m’avait frappé sur l’épaule et dit : « Dans trente-quatre mois, tu reviendras à cette même place, tu seras adossé au mur de cette même petite maison et, là où tu vois cet éclair, ces marmites et ces lignes, tu verras encore cet éclair, ces marmites et ces lignes. » Si cet homme m’avait dit cela, je me serais senti écrasé par l’impossible. Et cela est.
Alors, pendant que l’on essayait de prendre la Turquie, de sauver la Serbie, de rentrer en Bulgarie, alors, pendant toutes ces dizaines de mois où sous un autre soleil, avec d’autres de vos frères, je cheminais en Orient, vous, silencieusement, vous avez tenu dans la même boue et sous la même mort.
Holà ! Français de l’arrière, qui seriez déjà fatigués, voilà trente-quatre mois que des Français aussi – mais dans la boue et la mort – n’ont pas bronché !
Albert Londres, Front français, juillet 1917.