… La plus grande œuvre d’art de Taine est son œuvre d’histoire. Il a élevé dans les Origines de la France contemporaine un des plus grands monuments, à la fois oratoire, évocatoire et dialectique, qu’il y ait dans notre littérature. Monument historique ? C’est une autre affaire.
Quand en 1871 la défaite et la Commune l’amenèrent à tenter un diagnostic historique de la maladie française, qui l’effrayait, Taine n’entrait pas dans un ordre d’études nouvelles, lui qui, depuis vingt ans, et sauf l’Intelligence, n’avait guère écrit que des livres d’histoire. L’année avant la guerre, il était même candidat à la chaire d’histoire de l’École normale, en concurrence avec Fustel de Coulanges. Les cinq volumes des Origines de la France contemporaine ne rompent nullement avec ses préoccupations ordinaires et ses études antérieures. Mais il fit usage de documents qu’il n’avait que peu ou point maniés jusqu’alors, ceux des archives ; il donna à son œuvre une portée et un rôle civiques ; il exerça une influence sur des milieux nouveaux.
Son innombrable collection de petits faits, recueillie à l’appui de directives et d’idées générales qui n’étaient pas absolument préconçues, mais qui s’étaient formées très vite dans son esprit, tourna rapidement au dossier constitué en faveur d’une thèse, d’une thèse qui n’est elle-même en faveur de personne, qui est une thèse contre, celle d’un médecin sévère et triste pour qui la santé n’a jamais été sur le visage de la France qu’un état précaire qui ne présageait rien de bon. Aucune des figures de la France qui se disputaient la suprématie en 1875, légitimité, napoléonisme, république, n’échappaient à son diagnostic terrible. Ancien régime, Révolution, Napoléon, devenaient trois artisans de la même décomposition, trois précurseurs de ce que Barrès, disciple de Taine, appellera une France décérébrée et dissociée. Le lecteur finit par se dire que, si tout va mal aujourd’hui, M. Taine nous apporte des motifs de consolation en nous démontrant que tout a toujours été très mal, et qu’on a tout de même vécu, et même bien vécu. Les Origines sont le livre d’un grand pessimiste, lequel ressemble à cet historien pour qui la décadence de Rome avait commencé avec l’assassinat de Rémus par son frère. Mais elles sont aussi le livre d’un grand bourgeois, d’un grand orateur, et d’un grand classique.
Entré ou rentré dans la vie bourgeoise par son mariage, il avait voué à la bourgeoisie une fidélité, d’ailleurs sombre, de néophyte. Il faut ici le rattacher à Guizot, dont tout le séparait en ce qui concernait le genre de pensée, mais qui fut son maître en ce qui concernait le genre de vie. Il avait appris, dit-il, chez les Guizot ce que c’est qu’une famille, une famille bourgeoise, une famille à l’anglaise. Pour Taine comme pour Guizot, il y a une nature politique, celle même qu’il respirait chez les Guizot, que la France n’a pas réussi, et que l’Angleterre a réussie. Tous les traits propres de la France, qu’ils soient monarchiques, napoléoniens ou républicains, en tant qu’ils se distinguent de ceux de l’île voisine, sont frappés par le même verdict de condamnation, déclassés par le retour monotone et puissant d’un mépris triste.
Ce grand livre de défense bourgeoise est un livre de classe au sens social, mais c’est aussi un livre de classe, de grande classe, au sens littéraire, et bien certainement le chef-d’œuvre littéraire de Taine, probablement l’œuvre historique la plus éloquente de la littérature française, plus généralement le plus grand monument de la continuité oratoire depuis Tite-Live – motus animi continui. Ailleurs l’artiste profond qu’est Taine a pu être gêné ou dépaysé par son sujet. Ici il a pleine carrière, comme Michelet.
Et ce livre de grande classe convoque en un feu d’artifice suprême toutes les ressources et toute la force du génie classique. Jamais plus classique que dans cette théorie de l’esprit classique, qui, placée au cœur de l’Ancien Régime, est demeurée la plus célèbre, la plus discutée, la plus suggestive des idées de Taine. Il est visible qu’ici il se bat contre lui-même, que l’artiste porte avec mauvaise conscience et contrôle avec défiance sa culture d’école, qu’il ne tombe jamais plus entièrement dans le cercle de l’esprit et de la culture classique, sous leur forme rationnelle, constructive et oratoire, que lorsqu’il s’imagine les fuir. Il a trouvé dans les Origines le sujet qui convenait le mieux à un génie d’artiste classique : des portraits à faire ou plutôt à construire. Ses portraits des philosophes du XVIIIᵉ siècle, des hommes de la Révolution et de Napoléon sont d’étonnantes bâtisses, les seules pages sans doute qui nous montrent ce que peut donner Balzac jeté dans le moule classique des Latins et du XVIIIᵉ siècle : des idées à colorer, un discours à développer, et, pour échauffer ce discours, une passion où sont fondues la passion politique du bourgeois et la passion privée du bourgeois, presque du propriétaire : incomparable source de vie !
C’est surtout par l’immense influence des Origines que Taine continue sa présence. Il a fourni une conscience, une idéologie, des images à tous les partis de droite. Barrès et Maurras sortent en partie des Origines de la France contemporaine. Depuis un demi-siècle, cet ouvrage ne cesse de trouver un public ; il reste le grand livre de la réaction française. Au contraire de l’historien philosophe, le philosophe pur a cessé d’agir, l’historien de la littérature est dépassé, les théories du critique ont vieilli. Mais replacé dans l’histoire des idées Taine tient une place considérable : une place même au sens urbain du mot, carrefour de voies, lieu d’orientation, espaces découverts, portiques d’idées générales, escaliers monumentaux entre les diverses disciplines.