Histoire philosophique, Chateaubriand et Tocqueville

L’histoire philosophique fut représentée, pendant les dix premières années du règne de Louis-Philippe, par Chateaubriand et Tocqueville.

Nous avons perdu de vue Chateaubriand depuis la chute de l’Empire. En 1814, il avait dit « adieu aux Muses » pour soutenir de ses pamphlets et de son ardeur combative le gouvernement des Bourbons. Les journées de Juillet l’obligèrent au repos. Quelques mois après, il publiait ses Études historiques, le seul livre d’histoire, à proprement parler, qu’il ait écrit.

Il semble bien que, dans ce livre, Chateaubriand ait voulu concilier l’école narrative et l’école philosophique (n’oublions pas que c’est peut-être lui qui a lancé ces deux noms). Son Analyse de l’histoire de France renferme des récits à la manière de Froissart. D’autre part, en admettant qu’il ait eu, en écrivant ces pages, une idée précise et constante, Chateaubriand pense refaire la Civilisation de Guizot : il part de cet axiome, qu’il y a dans le monde trois vérités, la vérité religieuse, qui est la loi du Christ, la vérité philosophique, qui est le travail de l’esprit, la vérité politique, qui est la liberté ; et il suit les luttes et les accords de ces trois vérités « jusqu’au jour où elles produisent la société perfectionnée des temps actuels ». C’est ainsi que Guizot avait procédé pour les trois ordres d’institutions, liberté, aristocratie, despotisme.

Du reste, ce livre de Chateaubriand est plein de réminiscences. A Guizot, outre sa méthode, il emprunte les idées maîtresses de longs développements ; à Thierry, l’orthographe des noms francs ; à son propre Génie du Christianisme, les poétiques descriptions des voûtes gothiques. Son érudition est de mauvais aloi ; ses prétendus récits historiques paraissent l’œuvre de collaborateurs inexpérimentés. L’ouvrage ne se tient pas : à court d’argent, Chateaubriand avait hâte de le livrer au libraire. Mais çà et là son génie intelligent et poétique se révèle par des pages admirablement inspirées, où il a vu la vérité et retrouvé le passé par divination plutôt que par analyse.

Chateaubriand ne devait mourir qu’en 1848. Il vécut ses dernières années entouré d’admirateurs ; son salon de l’Abbaye-aux-Bois parut souvent la véritable académie de la France. Volontiers les premiers de ses disciples, déjà eux-mêmes près de la tombe, comme Thierry, rappelaient ce qu’ils lui devaient, exagérant peut-être leur reconnaissance : Chateaubriand est, dans notre littérature, celui qui a trouvé le moins d’ingrats.

Alexis, comte de Tocqueville, semblait désigné pour être, ce qu’il fut vraiment, le maître incontesté, au milieu du XIXᵉ siècle, de l’histoire philosophique. Son père, préfet de la Restauration, préparait en ce temps-là Une Histoire philosophique du règne de Louis XV (parue en 1846). Dès l’âge de 22 ans (il était né en 1805), il était juge au tribunal de Versailles ; en 1831-32, il fut chargé d’une mission pour étudier le régime pénitentiaire aux États-Unis. Observer et juger les hommes, raisonner et entendre raisonner, c’est à cela que se passe la jeunesse de Tocqueville.

Son livre sur la Démocratie en Amérique (1836-1839) eut un succès comparable à ceux des livres de Barante et de Thierry : ce qui montrait bien quel changement se faisait peu à peu dans les goûts de la nation. L’esprit critique succédait déjà à la mode du romanesque. Il ne renferme aucun récit, aucune description : des jugements et des raisonnements. A certains moments, on croit lire, développé en volume, le célèbre chapitre de l’Esprit des Lois sur l’aristocratie anglaise : « Comment les lois peuvent contribuer à former les mœurs, les manières et le caractère d’une nation. »

Mais ce livre est fait suivant la plus saine méthode historique, et je ne crois pas qu’il existe au monde un meilleur ouvrage d’histoire contemporaine. Il débute par une étude géographique, « sur la configuration extérieure de l’Amérique du Nord » (notez que Michelet a fait ainsi, en 1833, pour son Histoire de France). Suit une étude « sur le point de départ », c’est-à-dire les causes historiques qui devaient amener les États-Unis à être une démocratie. Vient alors la partie fondamentale du livre, sur l’organisation de cette démocratie : mais, avant l’état politique, Tocqueville veut examiner l’état social (ainsi fera Fustel de Coulanges dans sa Cité antique), et dans le chapitre sur la société il marquera de préférence (comme le fera Fustel dans tous ses ouvrages) le rapport qui existe entre le droit de propriété ou de succession et les conditions sociales et politiques. Enfin, la constitution démocratique de l’Amérique étudiée dans ses moindres détails, Tocqueville en dérive l’état moral du peuple. – Nulle part en France ni hors de France, l’esprit d’une nation n’avait été présenté d’une manière à la fois plus désintéressée, plus logique et plus complète. C’est, à tout prendre, un chef-d’œuvre de construction, de raisonnement, et aussi de précision : aucun « point n’est établi » sans l’aide de documents écrits ou de plusieurs témoignages contrôlés et concordants : l’auteur applique à l’histoire contemporaine les procédés de critique rigoureuse que revendique pour elle la science du passé. Ainsi, à sa façon, si contraire à celle de Michelet, Tocqueville recherchait et retrouvait ce que celui-ci appelait « l’âme d’un peuple ».

Chateaubriand et Tocqueville ont un trait commun : l’esprit chrétien et le vague désir de réconcilier la religion et la liberté, l’Église et la démocratie :

« Le moine et le curé », dit Chateaubriand, « sont les compagnons du pauvre : pauvres comme lui, ils ont pour compagnons les entrailles de Jésus-Christ ; le prêtre catholique est le successeur des douze hommes du peuple qui prêchèrent Jésus-Christ ressuscité. »

Et Tocqueville ne regarde pas comme une pure chimère l’avènement d’une démocratie chrétienne :

« On rencontre encore parmi nous des chrétiens pleins de zèle, dont l’âme religieuse aime à se nourrir des vérités de l’autre vie ; ceux-là vont s’animer sans doute en faveur de la liberté humaine, source de toute grandeur morale. Le christianisme, qui a rendu tous les hommes égaux devant Dieu, ne répugnera pas à voir tous les citoyens égaux devant la loi. »

Au moment où Tocqueville, prévoyant l’avènement de la démocratie en France, cherchait à l’attirer vers l’Église, d’autres historiens, ardents prophètes des espérances populaires, mettaient au service du principe nouveau leur talent d’écrivains et leur connaissance du passé.