En lisant les commentaires embarrassés et un peu froids de la presse officieuse sur la rencontre de M. Fallières et de l’empereur Nicolas II, nous songions que ce serait une triste et instructive histoire à écrire que celle de l’amitié franco‑russe. Personne n’en est plus persuadé que nous : l’alliance avec la Russie est bienfaisante et nécessaire. Si nous ne disons pas naturelle, c’est parce que toutes les alliances le sont, du moment qu’elles sont utiles, et que le système des « alliances naturelles » nous a fait trop de mal en son temps pour qu’il soit jamais à propos de le rajeunir. Mais plus on est partisan de l’amitié avec la Russie, plus on a de raisons de tenir à cette amitié et plus on voit les services qu’elle est capable de rendre, plus on est disposé à s’attrister sur les mauvaises chances qui l’ont frappée depuis ses origines et qui ne l’ont même pas épargnée lorsqu’elle a été dûment scellée et jurée solennellement.
Ne parlons pas des brèves journées, ni des mauvais lendemains de Tilsitt. C’est par la Restauration que l’alliance franco‑russe fut d’abord nouée avec solidité. Au jugement d’Albert Sorel, historien non suspect, « l’alliance en ce temps-là fut un dessein conçu de haut et mené de longue main ». Quelle dignité, quelle sagesse, quelle prudence avaient présidé à cet arrangement ! En 1821 ‑ six ans après Waterloo. ! ‑ c’est Alexandre 1ᵉʳ lui-même qui faisait des avances et des ouvertures à M. de La Ferronnays. Le duc de Richelieu donnait pour instructions à notre ambassadeur de n’accepter les propositions de l’Empereur que « s’il consentait à leur donner la forme de stipulations écrites ». Et quand, un peu plus tard, M. de Nesselrode s’inquiétait de notre réserve, M. de La Ferronnays lui répondait : « L’expérience nous a appris les soupçons que nous vous inspirerions à vous-mêmes si nous allions plus loin avec vous. »
Que l’on compare donc cette attitude à l’attitude du faible gouvernement de 1875 réduit à implorer la protestation d’un autre Alexandre. Et pourtant, en 1821 et en 1875, la France se trouvait à la même distance de la défaite et de l’invasion. Que l’on compare aussi les résultats que la Restauration fit sortir de l’amitié russe, à ceux qu’en a tirés la troisième République ; c’est à cette amitié que nous dûmes jadis d’avoir les mains libres pour conquérir Alger. Et sans doute l’entente aurait-elle porté bien d’autres fruits. Le fameux projet de remaniement européen de Polignac et de Bois-le-Comte péchait, il est vrai, par bien des côtés. Il offrait plus d’un danger, et il est douteux que Charles X, ce roi « passionné pour le relèvement national », a dit M. Émile Ollivier, lui eût donné son approbation, Mais le fait subsiste que, d’accord avec le cabinet de Pétersbourg, la monarchie se préparait à effacer les dernières conséquences de 1815 lorsque la révolution vint mettre fin aux pourparlers, aux plans d’avenir et aux plus solides espérances.
Plus d’une fois, par la suite, des tentatives furent faites pour renouer le lien brisé. La fatalité s’acharnait. La guerre de Crimée rendit vains les efforts de M. de Castelbajac, et Morny se heurta au refus de son maître. Mais, depuis qu’en 1891 les deux pays ont contracté une union retardée par tant de péripéties, le sort les a‑t‑il enfin mieux traités ? Non. La mauvaise chance a duré. Peut-être l’alliance portait‑elle en elle‑même dès ses origines un fâcheux élément de disproportion : des deux pays amis, le plus anciennement civilisé, le nôtre, qui eût dû jouer le rôle d’avertisseur et de conseil, n’était-il pas aussi celui que ses institutions rendaient le plus mou, le plus faible, le plus instable dans ses desseins et le moins porté à agir ? Incapable de préserver du péril son alliée ‑ témoin la guerre de Mandchourie, à laquelle personne ne croyait, M. Hanotaux l’a encore dit il y a trois jours, ‑ la France était exposée elle-même à tous les désordres. L’affaire Dreyfus, et la révolution qui s’ensuivit, conspira avec les défaites et la révolution russes pour affaiblir l’alliance.
Qu’en reste-t-il à présent ? Quelles espérances fait-elle concevoir ? Qu’on pense à tout ce que l’enthousiasme français en attendit autrefois. Qu’on se souvienne de Cronstadt, de Toulon, de la visite des marins russes, et même de la revue de Bétheny. M. Hanotaux a beau dire, pour rappeler son œuvre aux générations présentes, que « la Vérité a repris le sillage du Pothuau ». Il y a quelque chose de changé, quelque chose de fêlé peut-être. C’est le Temps qui le fait remarquer avec insistance et en le regrettant : ni dans l’une ni dans l’autre des allocutions prononcées à Reval, il n’est question des forces militaires des deux pays ni de leurs armées. Or, dit le Temps, « les alliances ne servent à rien si elles associent des impuissances ». Impuissance est peut-être un mot un peu fort et jusqu’où nous n’irons pas. Mais si la France est affaiblie, nous savons bien à qui la faute. Et il se pourrait aussi que la République n’eût pas fait remplir à la France à l’égard de l’empire russe tout son devoir d’« amie et alliée » : une France plus forte et surtout plus prévoyante et sage devait, par d’opportuns et utiles conseils, permettre à la Russie d’échapper à bien des causes d’affaiblissement. Aujourd’hui, ceux mêmes qui demeurent le plus attachés à l’alliance reconnaissent qu’elle n’a pas encore rempli son mérite. Sera-ce la dernière rigueur du sort qui depuis un siècle s’acharne sur elle ?
L’Action française, 30 juillet 1908.