Le tombeau de la nation

« La Cour, disait tristement le marquis d’Argenson, est le tombeau de la nation. » Naguère la France se présentait comme une belle femme robuste, vaillante, bien en chair ; elle ne semble plus qu’une araignée, avec une tête énorme, démesurée, à laquelle se rattachent de longs bras maigres.

De toutes les provinces, la noblesse est attirée à la Cour où, des points les plus éloignés, elle vient chercher honneurs et fortune, mais pour y perdre son indépendance, souvent sa dignité. Louis XIV, qui voyait en sa royale personne non seulement le chef de l’État, mais l’État lui-même, n’admettait pas qu’un gentilhomme demeurât loin de lui. Le rôle et le devoir de la noblesse étaient de figurer dans le cortège immédiat du prince. Sous l’autorité souveraine, la Cour se transforme en une pieuvre tentaculaire qui semble ne devoir plus subsister que du sang de la noblesse.

Les documents du temps en fournissent un témoignage impressionnant. Aux yeux du roi, un noble de province obstinément confiné en son manoir ancestral, parmi ses paysans dont, par sa présence même, il anime et honore le travail, non seulement perd ses titres à l’estime et à la considération, mais n’existe pas. « Les seigneurs qui restent en province, observe Primi Visconti, vivent dans l’obscurité. Un soldat de la garde ayant assassiné son seigneur, le marquis de Châteaumorand, qui se tenait toujours sur ses terres, et l’affaire étant venue devant le roi, celui-ci dit :

« — Je connais la maison de Châteaumorand, mais non le marquis ; certainement c’était quelqu’un de peu ; il ne venait pas à la Cour et n’allait pas à la guerre. »

« Et le soldat, ajoute Visconti, n’eut pas de peine à se disculper. »

« J’aime mieux mourir que d’être deux mois sans voir le roi », disait le duc de Richelieu à Mme de Maintenon ; et de Varde au roi lui-même :

— Sire, loin de vous, on n’est pas seulement malheureux, on est ridicule.

Jacques Boulenger souligne l’observation de Stendhal :

« Le chef-d’œuvre de Louis XIV fut de créer l’ennui de l’exil. »

Aussi bien ce séjour à la Cour, exigé par le roi, était devenu, comme nous l’avons déjà fait observer, pour grande partie de la noblesse une nécessité, le commerce, l’industrie lui demeurant interdits. En son Histoire de France, Seignobos cite l’exemple de ce gentilhomme normand qui fut exclu de la noblesse parce qu’il avait cru, en ses fermes, pouvoir se livrer au trafic des chevaux. Les revenus de leurs terres, avec la dévaluation créée par l’afflux de l’or américain sous la Renaissance, ne permettaient plus guère à la plupart de nos gentlemen farmers d’y vivre convenablement. Le devoir de Louis XIV, que son prédécesseur et Mme de Maintenon elle-même comprirent mieux que lui, eût été de soutenir cette noblesse campagnarde de tous ses efforts. Ah ! si au lieu de dépenser des sommes folles à Versailles, à Marly, à Saint-Germain, en bâtiments et jardins sans cesse faits et refaits – la Palatine dit qu’en venant à Marly d’une année sur l’autre elle ne s’y retrouvait plus ; – si, au lieu de gratifier la Montespan, leur séparation, d’une pension mensuelle de mille louis d’or (600 000 francs d’aujourd’hui) ; de verser aux deux chirurgiens qui l’avaient opéré de la fistule une somme s’élevant à quinze millions de notre monnaie ; de faire aux filles de ses ministres des dots de 200 000 livres (six ou sept millions d’aujourd’hui) ; d’organiser des loteries dont les billets, gracieusement distribués aux dames de la Cour, assuraient au tirage des parures de diamants, le roi avait employé cet argent, et tant d’autre gaspillé en gratifications, fêtes et réjouissances, à aider ses fidèles gentilshommes campagnards à subsister décemment en leurs terres, dans un actif et bienfaisant contact avec leurs paysans, la fin du XVIII siècle n’aurait pas assisté au déchirant, désastreux spectacle qu’elle met sous nos yeux. Mme de Sévigné fait en l’une de ses lettres (12 janvier 1680) une observation d’une vérité poignante quand elle écrit :

« — Le roi fait des libéralités immenses ; loin de lui tous les services sont perdus ; autrefois c’était le contraire. »

Venons à la Révolution : les provinces qui, dans la tourmente, témoignèrent de fidélité au roi, le Poitou, la Vendée, la Bretagne, l’Anjou, partiellement la Normandie, furent précisément celles où, au prix de bien des privations, la gentilhommerie était parvenue à se maintenir sur ses terres, où elle avait su se conserver l’attachement, l’affection de ses tenanciers ; nobliaux de province dont le grand roi, dans le rayonnement du faste dont il s’entourait, aurait dit avec dédain :

— Je ne les vois jamais, ils ne viennent pas à la Cour, des gens de peu ; je ne les connais pas. Le rapprochement est de F. Le Play.

Voltaire rappelle que le père du Roi-Soleil, Louis XIII n’était ni servi, ni logé en roi. Il ne laissa pas pour 100 000 écus de pierreries ; Louis XIV en laissera pour vingt millions de livres, cinq ou six cents millions d’aujourd’hui. Sous Louis XIII, la couronne disposait par an approximativement de 35 millions de livres ; Louis XIV en aura à sa disposition 188 000 millions.

Et passe encore pour l’argent dépensé en bâtiments, en œuvres d’art, voire en jeux d’eau de Versailles et de Marly ; mais ces sommes invraisemblables gaspillées en fêtes, en bijoux, au jeu, jetées à pleines mains aux maîtresses, aux favoris, aux flatteurs, aux parasites, aux bâtards ! « Le roi, écrit le marquis de Saint-Maurice, “orateur” du duc de Savoie, dépense dix et vingt fois comme son prédécesseur en troupes de sa Maison, en grandes et petites écuries, en musique et comédie, en tables (repas), meubles, habits et bâtiments, outre qu’il joue grand jeu, tous les jours cinq à six mille pistoles (trois millions d’aujourd’hui). » Combien cet or eût été plus sainement, j’oserais dire plus saintement employé à maintenir dans son rôle traditionnel la noblesse de province !

Loin de chercher à maintenir dans les provinces une vie sociale indépendante qui en eût fait la féconde prospérité, Louis XIV ne chercha qu’à la comprimer pour en faire saillir d’autant sa propre grandeur. À ce point de vue, il est dans ses Mémoires un passage bien caractéristique :

« Il n’est point de gouverneur, écrit Louis XIV, qui ne s’attribue des droits injustes, point de gentilhomme qui ne tyrannise les paysans, point de receveur, point d’élu qui n’exerce une insolence criminelle… Au lieu d’un seul roi que les peuples devraient avoir, ils ont à la fois mille tyrans, avec cette différence pourtant, que les ordres du prince ne sont jamais que doux et modérés, parce qu’ils sont fondés sur la raison, tandis que ceux de ces faux souverains, inspirés par leurs passions déréglées, sont toujours injustes et violents. »

Montesquieu a relevé en son Esprit des lois l’observation de Richelieu disant que, de son temps, en France tout village était un « centre de puissance », qui se gouvernait, s’administrait soi-même en conformité avec ses usages et traditions. D’après les conceptions plus que surprenantes de Louis XIV, ces indépendances locales, variées et fécondes, devaient s’anéantir dans l’autorité de l’État, autrement dit entre ses mains. Nouveau « centre », non de puissance mais de toute-puissance, qui devait tout gouverner et régir en France, remplacer la noble nation des gentilshommes campagnards – des « tyrans » dit le roi – et tout ce qui politiquement dans le pays avait une vie libre et spontanée ; or il ignorait à peu près tout de ce grand peuple qu’il entendait diriger et jusque dans les détails de sa vie locale. Voici encore un fait caractéristique :

Bonin, député de « Messieurs de Marseille », arrive à la Cour pour y soumettre au roi quelques doléances de ses concitoyens. Non seulement Louis XIV refusa de le recevoir, mais le fit jeter à la Bastille où le malheureux demeura quatre mois (13 décembre 1667 – 10 avril 1668). Le roi entendait ne recevoir pareilles pétitions, semblables mémoires que par l’intermédiaire des intendants.

Or c’eût été non seulement son devoir, mais l’intérêt royal le plus évident d’entrer personnellement en contact – lui qui entendait tout gouverner et régir par lui-même – avec les délégués des groupements et des différentes classes, des parties les plus diverses du royaume : ainsi aurait-il du moins appris à connaître un peu ce qu’il voulait régenter.

En réalité, Louis ignorait quasiment tout de cette France à la tête de laquelle il était placé. Ses entours ne lui en disaient que ce qui était à leur convenance. On estime que le roi n’eut pas connaissance des incendies du Palatinat, ni des dragonnades, tout au moins en leur rigueur ; c’est fort possible, voire probable. Nous sommes convaincu qu’il ignora jusqu’au nom de nos étonnants boucaniers et flibustiers du Nouveau-Monde, qui donnaient l’Amérique du Nord à la France s’ils eussent été soutenus, et qui furent sacrifiés à une poignée de financiers.

Mais s’il ignorait le pays de France, Louis XIV « savait » – et comment ! – la Cour de France. On imaginera par ce qui précède la multiplicité, complexité et variété de connaissances qu’une telle science comportait. Et l’on aura pu constater avec quelle maîtrise, avec quelle mémoire, quelle pénétration psychologique et quel talent d’administrateur, le grand roi sut s’en servir pour ce qu’il considérait comme la grandeur et la gloire de sa couronne, pour sa gloire à lui et sa grandeur.