Avant de quitter ce poste de Londres qu’il a occupé, ce n’est pas trop de dire glorieusement, pendant vingt-deux années, M. Paul Cambon a eu avec un rédacteur du Times une longue conversation pleine de rappels du passé et de conseils discrets pour l’avenir. L’ambassadeur qui, avec M. Delcassé, a réalisé l’Entente cordiale, connaît la théorie et la pratique de nos rapports avec l’Angleterre. Depuis Fachoda jusqu’à l’alliance de 1914 et aux difficultés de la paix, il a présidé à toutes les situations. Si l’âge le contraint à prendre du repos, il tient au moins à léguer à ses successeurs le fruit de son expérience.
M. Paul Cambon a fait au Times un récit sobrement dramatique des trois « sombres journées » qui suivirent la déclaration de guerre. Rien n’obligeait l’Angleterre à intervenir. La lettre célèbre par laquelle M. Poincaré montrait au roi George qu’un mot parti de Londres pouvait encore retenir l’Allemagne n’avait pas laissé le fils d’Édouard VII insensible. Prisonnier de la consigne constitutionnelle, George V n’avait rien pu. Le Iᵉʳ, le 2, le 3 août se passèrent et l’ambassadeur de France ne cache pas les inquiétudes qui l’assiégeaient. Il savait que, dans le cabinet britannique, trois ou quatre ministres seulement étaient pour l’intervention. Il savait la majorité radicale hostile. Il savait quels efforts et quelles influences s’exerçaient en faveur de la neutralité et que seuls les conservateurs, c’est-à-dire l’opposition, avaient un sens politique et européen assez fort pour comprendre la portée des événements. Il fallut plus que l’ultimatum de Bethmann‑Hollweg à la Belgique, il fallut le fait matériel de l’invasion de la Belgique pour entraîner l’adhésion du gouvernement britannique, et encore pas tout entier…
Ces souvenirs historiques ne doivent pas être oubliés car ils rendent compte de beaucoup de choses d’aujourd’hui. Ils expliquent la différence durable des points de vue, entre la France et l’Angleterre, sur les questions européennes et la répugnance de l’Anglais à souscrire à des engagements continentaux. Nous ne pouvons plus ignorer à quel degré nous avons couru le risque d’être seuls, à l’Ouest, vis‑à‑vis de l’Allemagne, et quel concours de circonstances extraordinaires il a fallu pour attacher l’Angleterre à la neutralité.
L’Entente cordiale avait préparé ce véritable miracle. Elle n’y avait pas suffi. Pour former cette simple entente, que de doigté n’avait‑il pas fallu de notre part, sans compter la royale clairvoyance et le prestige d’Édouard VII dans son propre pays ! M. Paul Cambon dit que les jours qui avaient suivi Fachoda furent plus pénibles que ceux qui l’avaient précédé. La liquidation de la rivalité coloniale fut longue en effet. Il fallut procéder par étapes, et il fallut cinq ans avant d’arriver à un règlement général et M. Paul Cambon rappelle que lord Salisbury se dérobait en prétextant l’instabilité de nos ministères. Encore ne s’agissait‑il que de l’Afrique où il y avait de la place, où le partage était aisé. Il s’agit aujourd’hui d’un morceau encore plus gros que l’Égypte. Il s’agit de l’Asie Mineure, et même, en vérité, de Constantinople. Combien de temps, de circonstances et de diplomatie faudra-t-il pour un autre accord de 1904 ?
La tâche que M. Paul Cambon lègue à ses successeurs n’est pas simple. Mais au moment où ce serviteur du pays se retire, il ne suffit pas de lui décerner des éloges. Il convient en outre de rappeler que cet ambassadeur de la plus haute lignée n’a cessé, pendant les travaux de la paix, de prodiguer les avis les plus justes. Ceux qui ont eu parfois l’occasion de lire ses dépêches (dont le recueil, nous le souhaitons, devra être publié un jour) admiraient également et que des conseils aussi utiles fussent donnés et qu’ils le fussent aussi vainement. M. Paul Cambon a tout vu. Il a dit avec courage et avec franchise les fautes à éviter. On ne l’écoutait pas. Il arriva même qu’il fut indignement rabroué. Son expérience, son prestige, tout a été perdu. Ce n’est pas la plus belle page de M. Tardieu et de M. Clemenceau.
En dédiant à M. Paul Cambon l’hommage que lui doivent tous les Français pour les hauts services qu’il a rendus et pour les traditions politiques qu’il a maintenues, il convient de conclure que ce ne sont pas les hommes qui manquent à la France. C’est l’art de tirer pleinement parti de leur valeur.
L’Action française, 25 décembre 1920