… De nos jours, la poésie, en reparaissant parmi nous, après une absence incontestable, sous des formes un peu étranges, avec un sentiment profond et nouveau, avait à vaincre bien des périls, à traverser bien des moqueries. On se rappelle encore comment fut accueilli le glorieux précurseur de cette poésie à la fois éclatante et intime et ce qu’il lui fallut de génie opiniâtre pour croire en lui-même et persister. Mais lui, du moins, solitaire, il a ouvert sa voie ; solitaire, il l’achève : il n’y a que les invincibles et vigoureuses natures qui soient dans ce cas. De plus faibles, de plus jeunes, de plus expansifs, après lui, ont senti le besoin de se rallier, de s’entendre à l’avance, et de préluder quelque temps à l’abri de cette société orageuse qui grondait à l’entour. Ces sortes d’intimités, on l’a vu, ne sont pas sans profit pour l’art aux époques de renaissance ou de dissolution. Elles consolent, elles soutiennent dans les commencements et, à une certaine saison de la vie des poètes, contre l’indifférence du dehors, elles permettent à quelques parties du talent, craintives et tendres, de s’épanouir avant que le souffle aride les ait séchées.
Mais, dès qu’elles se prolongent et se régularisent en cercles arrangés, leur inconvénient est de rapetisser, d’endormir le génie, de le soustraire aux chances humaines et à ces tempêtes qui enracinent, de le payer d’adulations qu’il se croit obligé de rendre avec une prodigalité de roi. Il suit de là que le sentiment du vrai et du réel s’altère, qu’on adopte un monde de conventions et qu’on ne s’adresse qu’à lui. On est insensiblement poussé à la forme, à l’apparence ; de si près et entre gens si experts, nulle intention n’échappe, nul procédé technique ne passe inaperçu ; on applaudit à tout ; chaque mot qui scintille, chaque accident de la composition, chaque éclair d’image est remarqué, salué, accueilli. Les endroits qu’un ami équitable noterait d’un triple crayon, les faux brillants de verre que la sérieuse critique rayerait d’un trait de son diamant, ne font pas matière d’un doute en ces indulgentes cérémonies. Il suffit qu’il y ait prise sur un point du tissu, sur un détail hasardé, pour qu’il soit saisi, et toujours en bien ; le silence semblerait une condamnation ; on prend les devants par la louange. C’est étonnant devient synonyme de c’est beau ; quand ou dit ho, il est bien entendu qu’on a dit ah ! tout comme dans le vocabulaire de M. de Talleyrand. Au milieu de cette admiration haletante et inoculée, l’idée de l’ensemble, le mouvement du fond, l’effet général de l’œuvre ne saurait trouver place ; rien de largement naïf ni de plein ne se réfléchit dans ce miroir grossissant, taillé à mille facettes. L’artiste, sur ces réunions, ne fait donc aucunement l’épreuve du public, même de ce public choisi, bienveillant à l’art, accessible aux vraies beautés et dont il faut, en définitive, remporter le suffrage.
Quant au génie, pourtant, je ne saurais concevoir sur son compte de bien graves inquiétudes. Le jour où un sentiment profond et passionné le prend au cœur, où une douleur sublime l’aiguillonne, il se défait aisément de ces coquetteries frivoles et brise, en se relevant, tous les fils de soie dans lesquels jouaient ses doigts nerveux. Le danger est plutôt pour ces timides et mélancoliques talents, comme il s’en trouve, qui se défient d’eux-mêmes, qui s’ouvrent amoureusement aux influences, qui s’imprègnent des odeurs qu’on leur infuse et vivent de confiance crédule, d’illusions et de caresses. Tous ceux-là peuvent, avec le temps, et sous le coup des infatigables éloges, s’égarer en des voies fantastiques qui les éloignent de leur simplicité naturelle. Il leur importe donc beaucoup de ne se livrer que discrètement à la faveur, d’avoir toujours en eux, dans le silence et la solitude, une portion réservée où ils entendent leur propre conseil, et de se redresser aussi par le commerce d’amis éclairés qui ne soient pas poètes.
Sainte-Beuve, 1831.