Il ne faut point s’irriter contre les choses, a dit je ne sais quel sage, car cela ne leur fait rien. Il serait inutile de s’affliger de voir les sociétés humaines incliner avec plus ou moins de vitesse vers l’état démocratique, car ce mouvement leur est aussi naturel qu’il l’est à l’homme, une fois entré dans la vie, de s’avancer vers l’âge adulte, vers la vieillesse et vers la mort. Mais une société qui devient démocratique approche tous les jours davantage d’un redoutable problème : elle aspire instinctivement à établir un gouvernement à son image, à se constituer en démocratie, elle éprouve, tant qu’elle n’a pas atteint ce genre de gouvernement, un certain malaise qui la rend de plus en plus incapable de supporter les gouvernements tempérés ; et, lorsqu’elle touche enfin à ce gouvernement démocratique, qui semble le seul port dans lequel il lui soit possible de trouver le repos, elle découvre une mer nouvelle, plus agitée et plus périlleuse que tous les parages qu’elle a traversés.
Si le gouvernement démocratique n’était pas exposé, comme toutes les productions de la terre et toutes les productions de l’esprit humain, à la corruption et à la mort, s’il n’était même pas en butte à des infirmités particulières et à des périls qui semblent par leur grandeur proportionnés à sa beauté et à la séduction qu’il exerce sur le cœur de l’homme, nul doute qu’il ne fallut voir dans ce genre de gouvernement le dernier mot de la civilisation et le moyen le moins imparfait d’assurer la paix et le bonheur d’une société politique. Quoi de plus équitable, une fois l’égalité introduite dans les mœurs et fortement établie dans les esprits, que d’attribuer à chaque citoyen une voix dans les affaires publiques, par cela seul qu’il est homme, et une part dans leur direction proportionnée à son seul mérite, sans aucun égard à sa naissance ou à sa fortune ? Nul homme dans cet état n’est absolument privé de pouvoir, et chacun exerce sa part d’influence sur la destinée commune, tandis que la plus grande somme d’influence et de pouvoir s’accumule autour de ceux qui, ayant reçu le don de persuader, attirent librement à eux la confiance générale. La puissance publique venant de tous, pouvant être incessamment reprise par tous, obtenue de tous par quelques-uns au moyen de la seule persuasion, et concentrée ainsi, pour un temps, dans la main des plus capables et des meilleurs, quel spectacle ! et quel état heureux serait celui du monde si la démocratie pouvait constamment l’offrir !
Mais un tel spectacle réjouit bien rarement les yeux du sage, et si la terre l’a vu parfois se produire, il n’a jamais duré : Optimi corruptio pessima est. Le gouvernement démocratique est ordinairement prompt à se corrompre et à se dissoudre ; l’anarchie est le signe de sa décomposition rapide, et le despotisme sort presque aussitôt de ses débris comme une plante vigoureuse et malsaine.
Le gouvernement démocratique succombe, comme tous les autres gouvernements qu’ont imaginés les sociétés humaines, parce qu’il repose comme tous les autres sur un mélange de vérité et de fiction, et que la fiction qu’il contient, éclatant tôt ou tard, entraîne sa ruine. Le gouvernement monarchique, personnel ou absolu, repose sur cette idée qu’une même famille enfante à chaque génération un homme capable d’exercer le souverain pouvoir avec sagesse, et cela n’est pas vrai ; le gouvernement aristocratique repose sur cette autre idée, que certaines familles, une fois mises par les lois ou par les mœurs – au-dessus de la déchéance et du, besoin, produisent d’une manière régulière l’élite intellectuelle et politique de la nation, et cela n’est pas vrai non plus : enfin le gouvernement démocratique repose sur cette idée, que le plus grand nombre des citoyens fait un usage raisonnable de son vote et voit toujours avec discernement ce qui est conforme à la justice et avantageux à l’intérêt commun, et cela n’est pas vrai davantage. Le gouvernement démocratique périt donc comme les autres aussitôt que cette partie fragile de son fondement s’écroule.
Deux mobiles, en effet, ou causes d’action peuvent porter les hommes à se conduire avec sagesse : l’amour du bien ou la vertu, et un certain degré de culture ; ou, comme on dit généralement, des lumières. La vertu sans lumières ne suffit point, même dans le cercle étroit des affaires privées, pour éviter de graves erreurs et d’irréparables fautes. Des intentions pures, accompagnées d’ignorance et d’aveuglement, ont souvent causé plus de maux que les mauvaises passions, contenues et dirigées dans le sens de l’intérêt bien entendu, par un certain degré de lumières. Mais c’est surtout dans le jugement des affaires publiques que la vertu, dénuée de lumières, est impuissante et peut devenir funeste. En supposant donc, ce qui est douteux, que l’amour du bien ou la vertu anime toujours le plus grand nombre des hommes ; en supposant, ce qui est le plus douteux encore, qu’une vie indigente et pénible n’éveille dans une âme simple aucune pensée injuste, et laisse toujours subsister intact le désir de rendre à chacun ce qui lui est dû, il n’en reste pas moins évident que le plus grands nombre des citoyens préoccupés, dès le début de la vie de la nécessité de subvenir aux besoins du corps, est très imparfaitement éclairé, et, si la multitude ne manque pas certainement de vertu, elle manque certainement de lumières.
Or, le gouvernement démocratique confie au plus grand nombre, exceptionnellement, le soin de décider par un vote direct certaines questions fondamentales, et, régulièrement, le soin de choisir à époques fixes des représentants investis de la puissance publique. Qu’on se figure des actes de cette importance accomplis sans discernement, faute de lumières, et l’on verra aussitôt comment un gouvernement démocratique succombe et comment l’anarchie vient le dissoudre. Qu’on suppose en effet deux citoyens, l’un sage et honnête, l’autre insensé ou pervers, venant briguer concurremment le mandat populaire, et qu’on suppose la foule appelée à se prononcer entre eux avec une entière liberté (car je ne parle pas ici de ces simulacres d’élection qui font nécessairement partie de l’appareil du despotisme démocratique) : qu’on suppose ces deux citoyens en présence, et l’on sentira aussitôt combien leurs chances de succès sont inégales, et quel avantage donne au moins recommandable d’entre eux le défaut de lumière – chez le plus grand nombre de ceux qui sont chargés de les juger pour choisir. Tandis que celui des deux qui parle le langage de la conscience et de la raison n’exagère ni ses propres mérites ni la facilité pratique du bien qu’il voudrait accomplir, tandis qu’il n’affirme que ce qu’il sait et ne promet que ce qu’il espère, l’autre, qui n’est retenu ni par la conscience ni par la raison, prodigue avec emphase les plus magnifiques promesses, se fait fort de satisfaire tous les vœux, flatte toutes les espérances, ne tient compte ni des leçons de l’expérience ni des lois de la nature, et invoque, pour s’en faire un appui, toutes les illusions innocentes ou coupables que l’ignorance et la passion peuvent enfanter chez des esprits simples. Il l’emporte donc, et si, plus tard, ayant déçu trop grossièrement la confiance populaire, il perd son crédit et son mandat, il fait place à quelque autre fourbe ou à quelque autre fou, encore plus imprudent ou plus dangereux que lui.
Le gouvernement démocratique est alors sur le chemin de l’anarchie, et le premier signe de sa corruption, c’est le dégoût croissant qu’éprouvent les honnêtes gens à se mêler des affaires publiques. Renonçant, en effet, à lutter d’influence avec les innombrables et ardents flatteurs de la multitude, ils leur laissent presque entièrement le champ libre et se retirent de plus en plus, les uns dans la conduite de leurs affaires privées et dans le soin d’augmenter leur fortune, les autres dans le plaisir d’élever leurs enfants, d’autres encore dans les douces retraites de la science et de la philosophie. Mais ils ne tardent guère à sentir qu’on ne peut impunément se dérober aux devoirs du citoyen et se rendre étranger aux destinées de sa patrie. En effet, le désordre qui règne dans l’État devient bientôt intolérable et menace de tout envahir ; les affaires privées se ressentent des épreuves publiques ; la multitude abreuvée de folles espérances et incessamment déçue s’agite avec colère ; ses flatteurs usent du reste de leur crédit pour la tourner contre ceux qu’ils détestent ou redoutent ; la sécurité disparaît, et le pouvoir est impuissant à la garantir, parce que, n’étant ni aimé ni estimé, il est encore trop contenu par les lois de la démocratie pour avoir les moyens de se faire craindre. Tout chancelle alors, et la puissance publique semble une proie offerte à qui osera la prendre. L’heure du despotisme démocratique est venu.
La France nouvelle, 1868.