Le Génie n’est un livre ni d’histoire ni de philosophie ; ce n’est même pas une série de considérations sur l’histoire et la philosophie du christianisme. C’est une lente succession de tableaux, où Chateaubriand nous présente tour à tour les beautés et les vertus du christianisme, dans ses dogmes et ses mystères, dans son art et sa littérature, et enfin dans les cérémonies de son culte. Aucun raisonnement et point de récit : le lien est très faible entre les différentes parties ; l’œuvre est toute de poésie descriptive, et son unité est surtout dans le lumineux coloris du style et dans l’enthousiasme jamais ralenti de l’écrivain. Il n’explique pas, il ne déduit pas ; il regarde et il admire.
Peu de livres sont moins marqués à cet esprit d’exactitude et d’analyse qui est la condition de l’histoire ; peu de livres cependant ont eu plus d’importance sur les destinées de l’histoire.
Il rompait avec la tradition romaine. Sans doute, comme dans l’Essai, Chateaubriand compare sans cesse le paganisme à l’Évangile : son nouveau livre est un long parallèle. Mais, cette fois, la supériorité du christianisme apparaît éclatante : la civilisation chrétienne, telle qu’il nous l’expose, se suffit à elle-même ; elle se soutient par ses propres ressources ; tout y procède de la même inspiration et y révèle le même esprit, depuis le dogme de la Trinité jusqu’aux ruines de la voûte gothique et aux colonies des Jésuites du Paraguay. Chateaubriand lui a rendu son identité artistique et son autonomie historique.
Par là, il montrait aux historiens et aux artistes que le christianisme était un champ de travail aussi fécond et aussi riche que les annales de Rome. Aux musiciens il rappelait le plain-chant, l’arc gothique aux sculpteurs, et aux historiens les institutions sociales et politiques de la France de saint Louis. Car, dans ce livre, au fond du christianisme on retrouve toujours la France d’autrefois : il est plein de la vieille monarchie.
Lorsque l’œuvre parut, en 1802, on vit en Chateaubriand l’auxiliaire poétique de Bonaparte : tous deux ils réconciliaient l’Église et la France. Le succès fut inouï : quatre mille exemplaires étaient vendus en dix mois. En 1803, la préface d’une nouvelle édition annonçait que « le consul Bonaparte la prenait sous sa protection ». Chateaubriand était nommé secrétaire d’ambassade à Rome.
En réalité, le livre annonçait la réaction contre l’idolâtrie gréco-romaine des dix années révolutionnaires. L’État protégeait à Notre-Dame le culte longtemps méprisé ; les souvenirs religieux et poétiques de l’ancienne France se réveillaient. Cette renaissance chrétienne et médiévale qui est le point de départ du romantisme, le Génie en a été, sinon le premier, au moins le plus éclatant symptôme. Il a révélé aux générations du Consulat ces désirs nouveaux qui germaient confusément en elles.