Eugène Boudin

Il est naturel qu’Eugène Boudin ait une place d’honneur dans les fêtes données par une Société qui s’intitule Société Normande d’Art et de Traditions populaires. Eugène Boudin, l’excellent artiste, est un enfant de ce Vieux Honfleur dont nous avons pris le nom ; il y est né, en 1821, d’une famille de simples marins. Il a été, dans son temps, le représentant le plus distingué d’une des traditions dont notre ville est la plus justement fière, celle qui nous a donné Hamelin, Dubourg, Renouf, et formé notre colonie de peintres honfleurais.

Je sais bien que si Eugène Boudin est né à Honfleur, il a été élevé au Havre. On l’y a vu successivement matelot à bord du bateau de son père, commis, puis papetier-encadreur. C’est ainsi qu’il tendait des papiers à pastel pour Troyon. Entre temps, il s’exerçait à dessiner, comme il pouvait, le long des quais, le long des falaises. Vers 1816, un jeune homme, appelé à faire la gloire de la Normandie artiste et devenir l’un des grands peintres français de tous les temps, le délicieux auteur de l’Angélus, Millet, s’échoua au Havre, cherchant à vivre de portraits d’après nature, depuis trente francs par tête, au pastel ou à l’huile. Fils de paysans de la Hague, Millet s’intéressa au fils des marins de Honfleur, qui, lui aussi, voulait être peintre. C’est de Millet qu’Eugène Boudin reçut le baptême de l’art, les premiers conseils et les premiers encouragements.

C’est encore au Havre qu’il rencontra Alphonse Karr, Isabey, Couture. Ils se joignirent à Troyon et à Couveley, alors conservateur du Musée, pour obtenir de la ville une pension qui permit à Eugène Boudin d’aller étudier à Paris. Il y fréquenta les ateliers, où il connut les maîtres vivants ; le Louvre, où il connut les maîtres morts, et ses vrais inspirateurs peut-être, les Hollandais, dont il devait renouveler, en les appliquant à nos paysages de France, le naturel, la hardiesse et le coloris.

Je sais cela, et ce ne serait pas ici le lieu de l’oublier. Mais je sais aussi que Boudin, revenu de Paris, perplexe sur son art et plus perplexe encore sur sa vie, se réfugia à Honfleur. En ces jours « peu argentés » où l’espérance, disait-il, « tenait lieu de sac, » il fut le premier pensionnaire de la mère Toutain, à Saint-Siméon. Il y travailla ; il y retrouva les amis qui l’avaient aidé au Havre ; il s’en fit d’autres : Français, Diaz, Courbet, qui, passant au Havre avec Schaunard, – l’original de la Vie de Bohème, – remarqua de petits galets enluminés, reconnut un artiste, le chercha et se lia avec lui. Boudin quitta Saint-Siméon pour le perchoir des trente-six marches, où il « régalait Baudelaire de la vue de ses ciels au pastel », et Courbet de généreux bols de flip. Ainsi se forma le vieil artiste barbu et grisonnant que nous avons tous aperçu sur nos quais, ainsi il attendit le succès, qui vint si tard : son premier Salon est de 1859, et ce fut Baudelaire qui le proclama paysagiste français. Depuis lors, Eugène Boudin voyagea beaucoup, s’arrêtant de préférence à Deauville, où il revint mourir. Mais, de souvenir, de cœur, il resta toujours attaché à sa patrie d’origine, « notre pauvre vieille cité honfleuraise, envasée. » Il désirait la voir se ranimer, se dégager, reprendre son essor.

Il y rêvait une exposition de peinture, où il aurait eu sa place, à côté d’Hamelin, oublié, méconnu, « le premier de nous tous, » disait-il, qui « a laissé de petites merveilles de peinture, des portraits surtout », et des dessins « comparables à ceux d’Ingres, son maître ».

Ce vœu s’est réalisé, et l’on ne s’étonnera point si, saluant aujourd’hui, devant ce choix exquis des œuvres d’Eugène Boudin, le monument que ses amis lui ont élevé si, parlant de lui, en simple amateur et en vieux Honfleurais, je le tire un peu à nous, et si je cherche à fixer ici le souvenir de l’artiste qui est parti de chez nous.

C’est qu’il est bien de ce pays, imprégné de notre nature maritime, adoucie et comme attendrie par le courant du grand fleuve qui baigne de ses brumes les prairies salines et contourne les coteaux où les grands hêtres tourmentés se tordent sous le vent d’ouest.

Elle parle à tous les yeux, cette nature colorée, mouvante, contrastée. Elle apparaît tour à tour riante, épanouie, mélancolique, douloureuse à l’automne, hérissée en hiver et peuplée de fantômes. Elle enchante, elle berce, elle endort, elle trouble, elle épouvante. Nous autres qui en recevons l’impression avec le premier souffle de la vie, elle nous prend, tout enfants, et ne nous lâche plus. Ceux qui ne restent pas reviennent toujours.

C’est la merveilleuse diversité de cette nature qui attire, qui pique au jeu tant d’artistes et suscite tant de vocations inattendues. L’immortelle sirène, à demi sortant des eaux, leur tend les bras à tous, jeunes et vieux, et les provoque du même énigmatique sourire. Dessiner les contours qui s’évanouissent dans l’air noyé de brume transparente, saisir au passage ces formes ondoyantes, ces nuances qui se dégradent à l’infini, et dans la vibration incessante de ce qu’il y a de plus mobile au monde, la lumière, fixer ces choses exquises et insaisissables, le nuage qui vole, se déroule et se transfigure, le frémissement de la feuille, l’ondulation du brin d’herbe, le frôlement de la brise sur la vague, du rayon sur l’écume, c’est la tentation qui fait le peintre, la lutte qui fait l’artiste.

Eugène Boudin a connu l’une et l’autre. Il a prodigieusement travaillé et prodigieusement produit. Il a fait, c’est son mot, « tout ce qui concerne son état. »

Il a fait tout ce qui apprend son art. Ce travail de toute sa vie, il l’a mené avec une ardeur, « une joie à la besogne » que rien n’a jamais déconcertée. Ni son art ne s’est gâté à cette production incessante, ni sa main ne s’y est alourdie, ni sa vision ne s’y est ternie ou offusquée.

Il est demeuré un peintre jeune, le trait alerte, la couleur gaie.

Il a peint sur toutes les côtes, de la mer du Nord et de la Manche à l’Adriatique, de la Méditerranée à l’Océan ; il a peint la Hollande, où il a reconnu une seconde patrie de ses yeux ; la Belgique, la Provence, Venise, aux palais roses ; Bordeaux, aux quais fourmillants et comme embroussaillés de mâts et de cordages ; les processions de Bretagne et les marchés grouillants d’hommes et de bêtes, les petits bateaux surtout, les barques filant sous la brise, avec le clapotement du vent dans la voile et de la vague sous la quille ; les laveuses aux fichus bariolés qui battent le linge, dans le courant de la Touques, le soir, et, sur la plage, plate et jaune, les robes claires, les manteaux rouges, les chapeaux aux bords relevés, aux voilettes enroulées ou flottantes, les ombrelles bleues et brunes des Parisiennes, chatoyant au soleil.

Partout il a su donner la note significative qui fait qu’on reconnaît le pays et qu’on se dit : c’est là, en cette saison, à cette heure du jour ; partout aussi il a imprimé sa note personnelle, qui fait qu’on l’identifie au premier coup d’œil et qu’on dit : c’est un Eugène Boudin !

Ajoutez qu’il ne s’est jamais fourvoyé entre les écoles. Plus il a cherché sa voie, plus il s’est trouvé lui-même.

Ce besoin toujours grandissant chez lui de voir plus vrai, de saisir plus vite, de rendre avec plus de sincérité, l’ont tenu en haleine ; il a suivi, de son pas naturel et posé, la marche de son temps, et, vieillissant, il s’est trouvé de plain-pied avec les jeunes : la critique s’est plu à saluer en lui, rétrospectivement, un promoteur du plein air et un précurseur de l’impressionnisme. Mais il ne s’est pas jeté dans ces nouveautés par école buissonnière ; il y est venu par l’étude. « Cet exquis notateur des nuances lumineuses » n’a jamais, comme on l’a très bien dit, pris ses notations pour des œuvres et ses impressions pour des tableaux. C’est à force d’attention qu’il est arrivé à son extrême délicatesse de touche, c’est à force d’exercice qu’il a acquis sa virtuosité. Ses dessins, carnets, pastels, croquis, avec des indications de couleur, qui sont des chefs-d’œuvre de précision, dans la traduction verbale des choses vues, forment un véritable trésor qui sera peut-être son principal titre de gloire dans l’avenir. Ils remplissent des dossiers, classés avec méthode, car cet ami de Schaunard et de Courbet, ce contempteur des bourgeois avait gardé quelque chose de son métier de commis et de sa profession de papetier : il apportait à la conservation de ses notes un ordre parfait. Et il y pouvait fouiller indéfiniment : c’était mieux qu’un herbier, c’était l’étoffe merveilleuse du conte de fées, l’étoffe couleur du temps, toujours fraîche et toujours vraie. Témoin cet étonnant Pardon de Bretagne […], où, de près, on n’aperçoit que des coulées incohérentes de couleurs épaisses, et qui, vu à sa distance, révèle sa gracieuse rangée de jeunes femmes, aux coiffes blanches, aux robes enluminées, « comme diaprées de taches de soleil. »

Il avait sa façon de voir bien à lui. Ceux qui l’ont connu ont signalé sur sa figure de vieux loup de mer « ses yeux vifs, purs, d’un bleu de faïence ». Son œil n’avait ni la fixité dure, ni l’éclat métallique de l’œil construit pour affronter le soleil implacable et sans ombre, le mirage du désert immobile, le miroir aveuglant des mers du Midi. Il faut à nos paysagistes un œil comme celui de nos mouettes, humide, flexible, subtil, habitué à cligner sous le vent âpre et les morsures du grain qui cingle, à se garder contre les surprises du soleil qui perce la nuée et contre l’éblouissement subit de la traînée étincelante qui frémit sur les vagues.

Cet œil, fait pour refléter notre ciel, en a projeté partout le reflet. « Je suis, disait Eugène Boudin, un isolé, un rêvasseur, qui s’est trop complu… à regarder le ciel. »

Il l’a vu gris, et il s’est plu à le voir ainsi partout, même à Venise. Il a été le coloriste du gris, mais quelles merveilles de couleur il y a découvertes et il a su exprimer ! Depuis le gris de nos printemps, tendre et léger comme un vol d’hirondelle, jusqu’au gris somptueux et velouté des nuées sous lesquelles s’allume, en été, l’incendie du couchant.

C’est là sa principale ouverture sur le grand art. Il a été un peintre de ciels, le « roi des ciels », disait Corot : chasseur infatigable de nuages, il a poursuivi sans relâche les animaux monstrueux et protéiques qu’enfante et engloutit incessamment la nue. Il a exploré ces grèves dentelées que le soleil fait émerger en s’enfonçant dans les eaux et qui semblent révéler les continents d’un autre monde.

Dans ses tableaux, il aime les groupes, il représente la foule, dense et remuante, plus volontiers que l’individu. La personne humaine, comme la plante, n’est pour lui qu’un élément du paysage. Mais ses petits bonshommes, un peu flous, qui fourmillent sur ses quais, ses marchés, ses plages, il les a minutieusement détaillés sur nature. C’est, ce sera pour nous autres Normands, pour nous autres Honfleurais, l’attrait inépuisable de ses cartons. Nous y retrouverons les types que nous avons connus, les épisodes de la vie maritime du pays, ces originaux que Leprince a si bien saisis, tels qu’il les vit en son temps, le temps de la naissance de Boudin, et qu’il les a mis en scène dans son charmant tableau le Départ du passager, qui a valu au Vieux Honfleur les honneurs du Louvre.

Boudin les a fréquentés, ces bonshommes, il les a pris au passage, en causant avec eux, et sous maint aspect : pilotes en manches de chemise, larges bretelles tricotées et chapeau haut de forme, hiver comme été, quelque temps qu’il fasse, soleil, grêle ou tempête ; matelots penchés sur leur barque tirée à terre et interrogeant l’horizon, matelots débarqués, affalés sur l’herbe et regardant la marée qui baisse ; femmes de marins, les jours de gros temps, se faisant une visière de leurs mains, tachant de percer de l’œil la pluie qui les fouette au visage, bousculées par le vent qui s’engouffre dans leurs jupes, haletantes de l’ouragan, haletantes d’anxiété, réclamant à la mer qui gronde leur barque, leur enfant, leur homme.

Il y a là un Eugène Boudin inconnu, non moins artiste que l’autre, mais, pour nous, à coup sûr, plus significatif et plus familier. C’est l’Eugène Boudin populaire, témoin affectionné de notre petite vie maritime, ressentie par lui au temps où, comme il disait joliment, « on était encore du peuple des marins. »

En lui décernant notre hommage, pensons que ce peintre est de ceux qui traduisent en aventures et trouvailles de couleur le génie curieux, vagabond, laborieux et conquérant de la race. Dans cette élite, Eugène Boudin a sa place, moins modeste que ne l’était sa personne, plus brillante que ne l’a été, de son vivant, sa gloire. Si je rêvais quelque tombe selon les convenances de son génie fait de naturel et de sincérité, je l’imaginerais dans le cimetière qui entourait autrefois l’église, à l’ombre de laquelle il s’est souvent assis.

Des charpentiers de navire la construisirent de la même main, du même marteau, de la même hache que les lourds bateaux qui atterrirent les premiers au Brésil, que les vaisseaux, déjà mieux découplés, qui portèrent Champlain au Canada. Pour élever un temple à leur Dieu, ces architectes naïfs et croyants ne trouvèrent pas de combinaison plus digne ni plus juste que de renverser la nef de leurs navires et de la planter hardiment sur les arbres, équarris, dont ils faisaient ailleurs des mâts pour cueillir le vent et maîtriser les mers. Cette Sainte-Catherine, longtemps défigurée par des plâtras ignominieux, est déjà, en partie, rendue à elle-même. Son chevet est le bijou de notre Exposition d’art populaire normand, et, bien qu’il n’y ait qu’une relation très lointaine entre ces artisans du quinzième siècle et le peintre du dix-neuvième, lorsque je replace le honfleurais Eugène Boudin dans la lignée de ces vieux honfleurais, rudes et touchants, nés comme lui de la mer, et artistes, à leur façon, par l’œuvre de la mer, il me semble que je le ramène dans sa famille et que je lui trouve ses titres de noblesse.

Discours prononce, le 13 août 1890, à Honfleur, à l’inauguration du monument élevé en l’honneur du peintre Eugène Boudin.