Eugène Delacroix

J’ai fait une remarque assez piquante, je crois, et qui ne manque pas d’intérêt. Le catalogue des œuvres de Delacroix exposées aux Beaux-Arts contient, au-dessous du numéro et de la désignation de chaque tableau, le nom de la personne à qui le tableau appartient. Je n’y vois que des noms bourgeois et pas un seul nom aristocratique. Ainsi, dans les galeries « des grands seigneurs français », on ne pourrait admirer un seul Delacroix, une seule œuvre, si peu importante qu’elle fût, du plus grand et du plus fécond de nos peintres français. En revanche, on y rencontrerait beaucoup de Détaille, plus encore de Jacquet, et pour les Carolus Duran il serait impossible de les énumérer en un jour. Eugène Delacroix manque sans doute d’élégance, et les spirituels lanceurs des grands clubs n’ont point encore jugé à propos de le mettre à la mode. Je livre cette observation à ceux que préoccupe l’abaissement du goût dans les classes élevées, soit pour s’en attrister, soit pour s’en réjouir. Il est vrai qu’il n’y a pas que le goût qui s’abaisse en ce milieu. Tout y est, j’imagine, au même niveau.

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Il faut louer les organisateurs de l’exposition Delacroix. Bien que les ouvrages exposés aux Beaux-Arts ne constituent pas le quart de l’œuvre du grand peintre, on se rend très bien compte de ce que fut son génie, et l’on en est pour ainsi dire tout écrasé. Depuis les dessins avec leurs recherches hésitantes de forme, de ligne et de mouvement, jusqu’aux grandes conceptions réalisées, on suit la marche héroïque de cet infatigable esprit à travers toutes les religions, toutes les histoires, toutes les poésies, toutes les fantaisies, tous les rêves. Du Christ qui meurt aux bras sanglants de la croix, jusqu’à la Révolution déchaînée, Delacroix a suivi l’Humanité, et il en a fixé impérissablement les grandes étapes et les convulsions effroyables. Et le sang toujours, et toujours le malheur l’accompagnent. Il a refait la Bible, Homère, Dante, Shakespeare, Byron ; non seulement il s’est inspiré d’eux, mais il s’est en quelque sorte incarné en eux. La légende, l’histoire et la poésie des siècles, c’est lui vraiment qui les a revécues et réexprimées. On reste anéanti devant ce travail surnaturel de géant, – presque de Dieu, – et l’on se demande avec effroi si une seule existence humaine est assez longue et assez puissante pour fournir un aliment à tant de conceptions.

Plus je vais dans la vie et moins je suis étonné par ce que j’y vois et par ce que j’y entends, mais j’avoue pourtant que l’ignorance de ceux qui prétendent s’ériger en éducateurs du public me jette chaque jour dans des surprises nouvelles. Ce que l’on a écrit sur Delacroix, depuis un mois à peu près, est inénarrable. Jamais peut-être la critique ne s’était montrée aussi majestueusement niaise, à l’exception de M. Paul Mantz, dont l’étude éloquente et fortement pensée console un peu de toutes les platitudes qui se sont donné si librement carrière. Ce qu’il y a d’irrémédiable c’est qu’on ne peut même pas accuser la critique de mauvaise foi. Non. Elle n’a ni haine, ni parti-pris contre Delacroix. Elle n’a rien et voilà ce qui est navrant, car elle ne voit et ne comprend rien. Elle pourrait écrire exactement le contraire, que cela ne tirerait pas, d’ailleurs, à conséquence. Le grand artiste avait bien raison de ne se préoccuper jamais de ce que pouvait dire, en bien ou en mal, la critique de son temps. Le blâme ou l’éloge le laissait tout à fait indifférent. Un jour, à un écrivain qui lui adressait des compliments enthousiastes et lui disait ; « Vos Bouffons arabes ! Quel chef-d’œuvre ! » il répondit : « Qu’en savez-vous ? »

Elle n’a pas changé. Si elle signe ses articles de noms nouveaux, c’est bien toujours la même pensée, ou plutôt la même absence de pensée qui la guide. Jamais la critique ne s’inclinera devant le génie. Elle est comme le hibou qui ne peut supporter l’éclat du soleil. Ses yeux trop faibles et son esprit attardé au fond des antres obscurs de la routine ne sont point faits pour d’aussi splendides lumières.

Il faut cependant signaler l’opinion d’un écrivain distingué qui, sans rire et le plus tranquillement du monde, au sortir de l’Exposition, écrit à peu près ceci : « Delacroix était un bon animalier ; il peignait bien les fleurs, mais il n’était pas un peintre de figures ». Et cet écrivain venait de voir la série des tableaux que Shakespeare inspira à Delacroix, – le seul peintre qui ait compris Shakespeare. Il avait vu Hamlet et les Fossoyeurs ! Hamlet, avec sa figure fine, malicieuse d’enfant malade et ses yeux où la tristesse, le tourment et l’extase mettent des lueurs si étranges et si énigmatiques ; Hamlet avec le panache noir de sa toque, qui se confond avec les nuages sombres du ciel. Il avait vu Ophélie ! une Ophélie qui ne ressemble pas, il est vrai, aux Ophélies cabotines et décoratives de l’Opéra, une Ophélie tranquille, dont la main tient encore la branche de l’arbre, et qui paraît jouer, souriante et triste, avec les eaux vertes de la belle rivière qui vont l’emporter. Il avait vu Roméo et Juliette ! baignés d’aurore, dont les silhouettes sur le balcon qui s’empourpre ont je ne sais quoi de fatal et de religieux, comme les visions des destinées entrevues. Il avait vu tous ces drames héroïques et terribles où chaque personnage obéit impitoyablement à la passion qui l’anime, où la pensée est, pour ainsi dire, transposée de l’âme au visage, où on lit, comme en un livre, les sentiments contraires qui se disputent son cœur. Et il dit que Delacroix n’était pas un peintre de figures !

Le vieux Foscari a été contraint de condamner son fils Jacopo à la torture. Il est là, assis sur un trône, dans la chape de brocart d’or. Près de lui le juge lit la sentence fatale. Jacopo, le torse nu, entouré de sa femme qui pleure, de ses amis désespérés, des gardes qui veulent l’entraîner, tourne sur son père des regards implorants. Et la salle, claire et vibrante, développe calmement ses hautes architectures. Près de la porte, le bourreau, les jambes et les bras nonchalamment croisés, attend la victime, tandis que, dans la salle voisine, on aperçoit les chevalets qu’on dresse et les tenailles qui rougissent au feu.

N’avez-vous donc pas examiné la figure du vieux père ? Il a la mort dans le cœur, mais la politique et le devoir commandent. Et, les sourcils froncés, les yeux baissés, le corps tout entier frissonnant sous son attirail de doge, les mains crispées sur les bras du fauteuil, indomptable et résigné, il détourne son regard du spectacle affreux de son fils, dont la chair, tout à l’heure, ruissellera de sang et fumera sous la brûlure du fer rouge !

À quoi bon multiplier les exemples et rappeler le Prisonnier de Chillon, hâve, les yeux fous, la poitrine nue, décharné, qui tire sur la corde, tellement tendue, qu’elle semble prête à se rompre sous l’effort furieux des reins ! Et Démosthènes, les cheveux au vent, marchant pieds nus sur la grève et jetant à la brise qui souffle et l’emporte, tandis que les vagues déferlent autour de lui, les premières tempêtes de son éloquence, dont tout un peuple, plus tard, sera remué ! Et les Disciples d’Emmaüs, et la Barque du Christ ! Et tous les crimes, et toutes les fureurs, et tous les fracas humains auxquels Delacroix a donné son génie et qu’il a emplis d’une vie prodigieuse, d’une couleur éclatante, d’un mouvement et d’une pensée tels, qu’on pourrait croire que le sublime artiste a dérobé à Dieu les mystères de sa création !

Certes oui, Eugène Delacroix a peint les animaux et les fleurs, comme il a peint toutes les choses et tous les êtres ; certes oui, il semble que les chevaux, les lions, les tigres et les fleurs lui aient appris leurs secrets ; mais, malgré tout le génie qu’il a dépensé à poursuivre les fauves qui règnent sur le désert, et le parfum des roses qui meurent et se fanent dans les vases, on peut dire que cela n’a été qu’un accident et qu’un repos dans son œuvre gigantesque. Delacroix est, avant tout, un peintre de figures – comme dit le critique, – parce qu’il est le peintre de la passion. Non seulement il a été un grand virtuose de la couleur, le musicien des divines symphonies de lumières, mais il a été un grand humain, celui qui, peut-être, a le plus magnifiquement interprété l’œuvre de Dieu.

L’admiration des hommes qui l’ont insulté pendant sa vie, qui le discutent encore après sa mort, le placera bientôt entre Paul Véronèse et Rembrandt. Ce travail de sélection s’opère de lui-même, et fatalement. Ce que nous pourrions faire pour l’empêcher ou le précipiter est inutile. L’immortalité ne laisse jamais un grand homme enseveli dans l’oubli. Elle a souvent des justices tardives, mais ces justices arrivent toujours, d’autant plus éclatantes qu’elles ont été plus lentes dans leurs arrêts définitifs.

Octave Mirbeau, 14 mars 1885.