Il n’y a qu’à jeter les yeux sur la carte pour voir l’objectif de l’offensive ennemie : il s’agissait, pour les Allemands, de séparer les forces anglaises des nôtres, de briser la soudure des deux armées pour les combattre ensuite isolément, Et cela, c’est l’image même de la politique allemande. Rompre l’alliance anglo-française, c’est un désir qui mord violemment l’Allemagne au cœur.
Raison de plus, pour nous, de tenir à cette alliance. Si elle est en ce moment à l’épreuve, c’est le signe qu’elle était nécessaire. Elle résiste, et c’est le signe que le monde sera affranchi du joug allemand. De même que tout repose, à l’heure présente, sur la liaison des deux armées, tout repose dans l’avenir sur l’union des deux pays.
Comme on comprend que les Allemands la détestent, cette alliance franco-britannique ! C’est elle qui fait le grand barrage d’Occident. C’est elle qui empêche l’hégémonie allemande. Sans elle, l’équilibre européen serait rompu au profit de l’Allemagne et Guillaume II aurait gagné la partie. Et si les autres pays de l’Entente tiennent, c’est parce que le bloc franco-anglais est solide. Ce bloc rompu, ce serait le commencement de la fin. Les Allemands qui voient cela, s’exaspèrent de l’obstacle, et ils lancent contre lui divisions sur divisions…
La résistance des deux armées alliées à ces assauts furieux, c’est celle de deux grands peuples dont chacun a ses traditions de valeur militaire. C’est aussi la résistance d’une idée. Avant de subir l’épreuve des champs de bataille et de se tremper au feu, l’alliance franco-anglaise a été une idée, entrevue et soutenue, comme toutes les idées nouvelles, par une élite seulement. L’expérience de la guerre a montré combien cette idée était juste et féconde. Elle l’a fait entrer dans l’histoire et dans les faits. L’alliance est devenue nécessaire à l’existence de l’une et de l’autre nation. Pour une foule de choses matérielles et morales, avant 1914, toutes deux étaient déjà complémentaires. Des échanges intellectuels et commerciaux, on en est venu à la coopération politique et militaire. L’expérience l’a prouvé : pour être féconde, cette coopération ne sera jamais assez intime. Depuis 1914, il est clair que nous ne pouvons plus nous passer les uns des autres. Au moment précis où nous sommes, c’est une question de vie ou de mort.
Cette collaboration des deux peuples riverains de la même mer, elle avait été conçue et recommandée par de grands esprits longtemps avant d’être appliquée. Dès la fin du dix‑huitième siècle, trois ans avant la Révolution, Mirabeau, qui avait l’avantage de connaître la Prusse et qui avait distingué le péril du militarisme prussien, disait que le principe d’une alliance franco-anglaise serait « le sauveur du monde ». Et il ajoutait, par un véritable prophétisme, et dans un langage qui est celui‑là même dont nous devons nous servir aujourd’hui : « Il n’y a qu’un plan, qu’une idée lumineuse, qu’un projet assez vaste pour tout concilier : c’est celui qui confierait aux soins paternels et vigilants de la France et de l’Angleterre la paix et la liberté des deux mondes. »
Après Mirabeau, nos grandes intelligences politiques du dix-neuvième siècle avaient vu aussi que le salut était là. Talleyrand, Louis‑Philippe, en véritables précurseurs, étaient pour l’alliance anglaise. Que ne s’est‑elle nouée solidement plus tôt ! D’immenses malheurs eussent été épargnés à l’Europe. Du moins, à travers les hésitations et les erreurs de la politique européenne du siècle dernier, hésitations et erreurs qui ont eu pour résultat la formation d’une grande Allemagne, la France et l’Angleterre tendaient toujours à s’associer. Elles ne se seraient pas cherchées si elles ne se fussent déjà trouvées. Toutes ces « ententes cordiales » qui ont précédé l’alliance définitive annonçaient l’avenir. Elles étaient dans la bonne ligne. Elles étaient dans la vérité.
C’est un instinct juste et infaillible, l’instinct vital, qui avait retenu la France et l’Angleterre, au moment de Fachoda, d’aigrir leur querelle. On frémit en pensant à ce qui fût arrivé si une guerre, véritablement fratricide, eût éclaté alors. C’eût été la victoire certaine de l’Allemagne, une victoire sans peine et sans efforts gagnée d’avance sur une Europe divisée.
Par bonheur, ce funeste malentendu fut évité. Instruites par l’expérience, la France et l’Angleterre firent « ardoise nette » de leurs différends coloniaux. Il était temps, il n’était que temps. Mais comme nous voyons aujourd’hui, et avec quelle clarté, que les empires coloniaux se défendent sur le continent et que le sort du Niger, du Zambèze et du Gange lui-même se décide sur les bords de la Somme !
La France et l’Angleterre sont unies par toutes les forces de la nature et de l’histoire pour défendre en commun leur liberté, leurs possessions et leurs richesses. Tous leurs intérêts sont solidaires et ils ne forment qu’un tout. En face de la ruée allemande il n’y a plus, d’un bord à l’autre de la Manche, qu’un seul pays. Tous les anciens particularismes s’effacent. De même, qu’il n’y ait plus, devant l’ennemi, qu’une seule armée !
La France et l’Angleterre, pour leur propre bien, ont trop tardé à s’allier. Alliées, elles ont trop tardé à n’avoir qu’une seule pensée et une seule tête. L’expérience est là qui parle haut : l’heure du chef unique est arrivée.
L’Action française, 29 Mars 1918.