Le public français, dans sa partie moyenne, a été légèrement décontenancé par la révolution russe. Comme la France est, au fond, un pays conservateur ! Notre ancienne politique n’avait pas ces timidités. Les révolutions chez autrui ne lui faisaient pas peur. Le mot lui paraissait aussi naturel que la chose parce qu’elle n’y attachait pas un sens infernal ou céleste. Une révolution, c’était un changement de système, et la tâche de la politique était d’en tirer le parti qu’elle pouvait après en avoir pesé le bien et le mal.
La France, pendant la guerre de Sept ans, s’était trouvée alliée de la Russie contre la Prusse dans des conditions qui, nous l’avons rappelé souvent, ressemblaient singulièrement à celles d’aujourd’hui. A Berlin non plus ce précédent n’était pas oublié et l’on y a spéculé, on y spécule encore sur une paix séparée avec la Russie, pareille à celle qui avait sauvé Frédéric II. Avec quelle netteté la monarchie française se représentait le danger d’une défection de la Russie à la mort d’Élisabeth et à l’avènement de Pierre III ! C’est ce que l’on peut voir par les instructions qui étaient envoyées à notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Quand Sturmer et Protopopof régnaient sous le nom de Nicolas II, il n’y aurait eu qu’à faire le décalque de cette lettre de Choiseul, pour avoir l’image frappante de la situation. L’instruction de Choiseul, si vigoureuse et si limpide, date de l’avènement de Pierre III. En voici des passages d’une étonnante actualité. Changez seulement quelques noms propres et quelques mots, tout y est.
Le comte de Choiseul au comte de Breteuil.
Versailles, 31 janvier 1762.
J’ai reçu, Monsieur, jeudi dernier, une lettre de M. du Châtelet à laquelle il était joint la copie de celle que vous avez écrite à cet ambassadeur pour lui apprendre la catastrophe arrivée en Russie et sur laquelle nous étions rassurés par les nouvelles favorables que vous nous aviez envoyées en dernier lieu…
Je vous envoie de nouvelles lettres de créances. Vous ajouterez verbalement tout ce qui peut concourir à cimenter l’union des deux cours… Vous direz encore, Monsieur, que le Roi, invariable dans ses sentiments ainsi que dans les principes de sa politique, n’a jamais manqué à ses amis ni à ses alliés, qu’il a toujours rempli ses engagements avec la plus scrupuleuse exactitude et que sa fidélité inébranlable lui donne droit d’attendre en retour de pareils procédés.
Après ces généralités que vous pouvez, Monsieur, étendre et détailler suivant que vous le jugerez à propos, je conçois que vous désiriez suivre des instructions claires et précises pour vous guider dans la circonstance critique et intéressante où vous vous trouvez ; mais vous sentirez aisément combien il nous est difficile de vous donner des règles de conduite assez étendues et assez positives pour diriger vos démarches dans la route épineuse et obscure où vous allez peut‑être entrer.
En poussant aussi loin qu’il est possible les spéculations sur l’avenir, il semble qu’on ne peut faire que trois hypothèses : la première que le nouvel Empereur suivra l’ancien système ; la seconde, qu’il en adoptera un tout opposé en se liant avec nos ennemis ; la troisième, qu’il prendra un parti intermédiaire.
La première est sans doute la plus désirable mais malheureuse‑ment elle est la moins vraisemblable. Si elle a lieu, vous n’aurez pas besoin de nouvelles instructions… Vous observerez cependant qu’il faut se défier des apparences : l’Empereur pourrait afficher extérieurement le système quoiqu’il soit contraire à ses inclinations véritables. C’est pourquoi il est important de pénétrer ses sentiments secrets soit pour prendre nos mesures en conséquence et nous précautionner contre ses mauvaises intentions, soit pour éviter de l’indisposer et de le cabrer par des instances trop vives sur des objets qui pourraient lui déplaire… Pour vous dire notre secret, ce qui nous importe essentiellement, c’est que la Russie demeure attachée à la grande alliance ; qu’elle ne rappelle pas ses armées ; qu’elle persiste dans l’ancien système et qu’elle ne fasse point sa paix particulière…
La deuxième hypothèse n’exige pas de grands éclaircissements. Je ne doute pas que vous ne mettiez en usage tous les moyens possibles pour prévenir un parti si dangereux et que vous n’employiez à cet effet la force du raisonnement, les représentations amicales, la fermeté, la douceur, la séduction et la perspective du déshonneur qui rejaillirait sur la Russie d’un pareil procédé.
Enfin, Monsieur, la troisième hypothèse me paraît la plus naturelle et celle qui présente le plus de probabilité ; mais on peut l’envisager sous différentes faces et elle est susceptible de plusieurs modifications.
I° L’Empereur pourrait chercher à faire sa paix particulière à des conditions plus ou moins avantageuses pour lui, sans s’embarrasser de ses alliés et sans prendre à l’avenir aucune part à la guerre présente. Quoique ce parti fût moins fâcheux qu’une union avec nos ennemis, ce serait cependant une violation manifeste des traités et une déjection honteuse, à laquelle nous devons mettre tous les obstacles possibles ;
2° Une suspension d’armes entre les Russes et le roi de Prusse, toutes choses demeurant en état, pourrait avoir pour objet de parvenir à une paix générale par la médiation de la Russie. Une pareille convention serait un peu moins fâcheuse qu’une paix particulière, mais elle serait encore fort contraire à nos intérêts ;
3° L’Empereur, voulant servir le roi de Prusse et se retirer de la guerre, pourrait nous faire des insinuations de paix, nous communiquer le désir qu’il aurait de pacifier les troubles de l’Europe et nous proposer différents moyens de parvenir à une pacification générale ou limitée à la guerre d’Allemagne… Ce n’est pas, Monsieur, que nous soyons éloignés de la paix, mais nous ne croyons pas qu’elle puisse nous être avantageuse si elle vient par le canal de la Russie…
Tel était le péril que représentait pour la France l’avènement de Pierre III. Ce péril avait été discerné à Paris avec clairvoyance, car le nouvel empereur devait s’empresser de faire sa paix et même de s’allier avec le roi de Prusse.
Il ne vint à l’idée de personne, dans la France de Louis XV, que la couronne ni même la tête de Pierre III dussent être respectées par scrupule légitimiste. Sans doute, on n’alla pas jusqu’à aider la Grande Catherine à « supprimer » son mari. Mais, vingt ans plus tôt, La Chétardie, notre ambassadeur, avait secondé de toutes ses forces la révolution qui, déjà, avait affranchi les Russes de la domination allemande et porté Élisabeth sur le trône. Cette fois, Catherine agit seule. Et lorsqu’elle annonça que son mari était mort d’une certaine « colique », on accueillit paisiblement, à Paris, la nouvelle de l’affaire. Louis XV écrivait, du ton le plus naturel du monde, dans sa correspondance secrète : « La dissimulation de l’impératrice régnante et son courage, au moment de l’exécution de son projet, ainsi que la manière dont elle a traité ce prince, indiquent une princesse capable de concevoir et d’exécuter de grandes choses. » Mon Dieu, oui, c’est un monarque qui a écrit cela de la suppression d’un autre monarque…
Plus timoré ou plus délicat que La Chétardie, notre ambassadeur, en 1762, pressentant ce qui allait arriver à Pierre III, avait cru bon de s’absenter de son poste. Il faut voir comme il fut rabroué pour n’avoir pas été là au moment de cette « révolution intéressante », comme disait le cabinet de Paris. « Si Sa Majesté, » écrivait le comte de Broglie à Breteuil, dans la correspondance secrète, « eût été informée à temps des moyens que vous pouviez entrevoir de faire éclore, à la mort de l’impératrice Élisabeth, la révolution qui vient d’enlever le trône au czar, elle vous eût certainement autorisé à préparer cet événement, au lieu que nous avons appris depuis que le ministère a rejeté les propositions, à la vérité trop vagues, que vous lui avez faites de chercher à mettre en jeu le mépris et la haine que les Russes portaient à l’empereur. »
La diplomatie française, en ce temps-là, n’était pas bégueule. Elle allait à l’urgent et à l’essentiel, c’est-à-dire à l’intérêt de la France. Et puis elle n’aimait pas se laisser surprendre ou dépasser par les événements.
Au fond, que vient‑il de se passer en Russie le mois dernier ? Une nouvelle péripétie de cette lutte entre l’esprit national et les influences allemandes qui est chronique chez elle depuis deux cents ans, une répétition de ces révolutions de palais qui jalonnent l’histoire de l’Empire russe. La différence, c’est que la révolution de palais de 1917 s’est terminée dans la rue et qu’on ne sait plus trop où elle va, parce que, ne l’ayant pas prévue, on ne l’a pas dirigée. Les vieilles recettes se sont perdues.
L’Action française, 20 avril 1917.