Le livre jaune de l’alliance franco-russe

Le Livre jaune que vient de publier le gouvernement français est un supplément bien curieux à l’histoire de l’alliance franco-russe. Il y a là l’explication de bien des choses anciennes et récentes. Les faiblesses de l’alliance se voient dès ses origines, mais ces faiblesses même sont une singulière justification pour la France et pour la Russie impériale que l’Allemagne accusait et accuse encore d’avoir comploté sa ruine dès 1892…

L’alliance, dans la pensée des dirigeants français qui l’avaient conclue, était une combinaison d’équilibre évidemment destinée à protéger la France contre le péril allemand. Indépendamment du souvenir de 1870, où la guerre nous avait trouvés seuls en Europe, la Triplice faisait un devoir à tout gouvernement français de chercher à nous soustraire à ce fatal isolement. Mais la Russie, toute disposée qu’elle était à se rapprocher de nous, comprenait encore mal le danger que l’Allemagne représentait pour elle‑même. Au fond, ce que l’on peut affirmer plus fortement que jamais, après la lecture du Livre jaune, c’est que, loin de se faire sur une idée et sur un programme anti-allemands, l’alliance franco-russe s’était faite sur un malentendu ou au moins sur une équivoque.

Ce Livre jaune appuie la démonstration du Kiel et Tanger de Maurras, auquel il fournira évidemment de bons textes pour une prochaine édition. Quand la France, en 1891 et 1892, parlait Allemagne, la Russie répondait quoi ? Angleterre. Fachoda était là en germe. Bien loin de songer à la Vistule, encore plus loin de penser au Rhin, le ministre russe, M. de Giers, s’obstinait à nous attirer du côté de l’Égypte et de l’Orient. Dans une communication du 6 août 1891, M. Ribot signalait cet état d’esprit à M. de Freycinet, son président du conseil : la Russie cherchait en somme à nous exciter contre l’Angleterre.

M. Ribot ajoutait que c’était « l’écueil » prévu et qu’il n’en fallait pas moins « se prêter à l’examen des vues du gouvernement russe ». L’alliance s’est faite ainsi. Mais avec un tel point de départ, la station de Kiel et l’étape de Fachoda deviennent faciles à comprendre. Et l’on ne peut pas dire non plus que l’alliance ait été cette grande conjuration dont l’Allemagne se plaint. Il eût mieux valu qu’elle eût été cela, elle aurait peut‑être mieux tourné pour l’un et l’autre des associés.

Bien d’autres enseignements pourraient se tirer de ce Livre jaune. Mais la difficulté que la France et la Russie éprouvaient dès 1892, quand leurs deux états-majors discutaient sur « l’ennemi principal », c’est encore la difficulté de notre coalition. L’exemple et la destinée de l’alliance franco‑russe prouvent qu’une ligue de gouvernements et de peuples a intérêt à ne pas entretenir les confusions de cette nature qui entraînent les fautes politiques et plus encore les fautes militaires.

L’Action française, 21 septembre 1918