Joseph de Maistre n’est pas plus un Français que Rousseau. Comme Rousseau le citoyen de Genève, il est le sujet fidèle et le magistrat du roi de Sardaigne. Jusqu’à l’âge de quarante ans, il ne songe nullement à publier : heureux de ses fonctions au Sénat de Savoie, de sa vie de famille, de lectures, de conversations, car c’est un admirable causeur. Comme Bonald, la Révolution française, en le déracinant, en mettant du tragique dans sa vie, dans ses idées, dans la société, l’oblige à s’interroger, à penser, à écrire.
Bien mieux que Bonald, il est un écrivain de race. Il écrit une des meilleures langues de son temps, infiniment supérieure à celle de sa voisine et ennemie Mme de Staël, mais tenant, comme la sienne, à la conversation, et pure, verveuse, pleine de mouvement, de mordant, d’images.
La Savoie vivait sous un gouvernement assez paternel. L’entrée des armées de la Révolution y amena d’abord l’anarchie, la violence, et pour les de Maistre, la ruine. Le contraste entre ces deux états, ce passage de l’ordre au désordre, de la vie florissante à l’exil, de Maistre les incorpore à une théorie générale de l’ordre et du désordre. Sa pensée avait pris depuis longtemps d’ailleurs une tournure mystique. Chrétien convaincu, il s’était fait initier dans la franc-maçonnerie. Il était disciple et lecteur fervent de Saint-Martin. Surtout, l’éducation maternelle, qui avait entièrement formé son cœur, l’avait habitué à voir Dieu partout. Et il ne faut pas oublier qu’il a été l’élève, et qu’il restera toujours le disciple et l’ami des Jésuites. La Révolution c’est, pour lui, le fait immense qui doit éclairer aux yeux de sa génération, le fond de la nature humaine et sociale. Elle l’éclaire en y montrant la présence et la volonté de Dieu. Quand Bossuet faisait appel à la Providence pour expliquer la Révolution d’Angleterre, il diminuait peut-être la portée de cette vue en désignant le salut de la reine Henriette comme la fin de l’intention divine. De Maistre, dès les Considérations sur la France qu’il publie en 1796, à Neuchâtel, élève cette doctrine de la Providence visible à une ampleur, à une force, à une ingéniosité verveuse et presque virtuose qui frappèrent les imaginations, d’autant plus que Bonald, esprit par ailleurs si différent de celui de Joseph de Maistre, publiait la même année, à Constance, la Théorie du pouvoir, et que de Maistre était fondé à lui écrire plus tard : « Est-il possible que la nature se soit amusée à tendre deux cordes si parfaitement d’accord que votre esprit et le mien ? C’est l’unisson rigoureux. C’est un phénomène unique. »
La Providence est visible, pour lui, dans la disproportion entre l’immensité de l’événement révolutionnaire et la médiocrité misérable des hommes par lesquels il est arrivé. De Maistre tient la Révolution pour un châtiment purificateur : d’où une théorie flamboyante du Châtiment, une théorie éloquente de la purification, qu’il reprendra en termes plus éclatants encore dans les Soirées de Saint-Pétersbourg.
Mais Joseph de Maistre, bien que fidèle serviteur de son roi, n’est nullement gallophobe. Bien au contraire, le Savoyard tient la France pour la première nation du monde, la nation chef. La Révolution française, cet événement universel sans commune mesure avec la Révolution insulaire des Anglais, la frappe d’autant plus fort qu’elle était appelée, choisie de Dieu, pour une mission plus grande. Fille aînée de l’Église, elle a trahi sa mère par des péchés publics. Entre les péchés publics et politiques de la France, de Maistre dénonce les ultramontains et les disciples des jésuites, le gallicanisme et le jansénisme. Le livre du Pape, publié en 1819, son supplément sur l’Église Gallicane, sont déjà contenus en principe dans les Considérations, de même que le principal des Soirées. Cette fulguration d’idées qui fait un des grands charmes de la lecture de Joseph de Maistre, part de quelques principes simples, de la présence et de l’action de Dieu, et d’une théorie du démon, c’est-à-dire du mal, et singulièrement de l’orgueil, tel que l’incarne la philosophie.
Il faut se garder de considérer le comte savoyard comme un écrivain aussi excentrique à la France que l’était le duché alpin gouverné par Turin. Joseph de Maistre est le grand élève des Jésuites. Par lui, et par lui seul, la doctrine de ceux qui ont exercé une si grande influence sur la jeunesse française est entrée dans la grande littérature française, a pris une expression littéraire originale, authentique. Professée avec sa fantaisie et presque sa poésie personnelle, par un laïque qui n’engageait que lui, sa pointe de paradoxe permet – tout d’ailleurs toujours excellent en sociétés – de désavouer le caustique gentilhomme comme un extrême et un ultra. Toutes proportions gardées, de Maistre serait presque à la compagnie militante de Jésus ce que Pascal (qui n’est pas de Port-Royal) est à Port-Royal. Les laïques sans mandat, intermédiaires libres, délégués à la littérature, dans les rapports entre l’Église et le grand public, font fonction non de polémistes (les clercs font eux-mêmes leur polémique, Arnauld, Daniel ou Barruel) mais de journalistes des grands partis religieux. Les qualités de Joseph de Maistre sont précisément celles d’un grand journaliste ; la clarté, la verve, les idées les plus communes exprimées dans les formes du paradoxe, l’interpellation, la raillerie, le mouvement, l’action, et une bonhomie qui appelle la confiance. Aucune des réponses pertinentes qui au XVIIᵉ siècle furent faites aux Provinciales ne réussit devant le public, non que Pascal eût raison, mais il était journaliste (il a inventé le journalisme plus sûrement que la brouette) et ses adversaires ne l’étaient pas. Et lisez le pamphlet de Maistre sur le Jansénisme. C’est injuste, volontiers absurde, riche d’ignorance, mais quel élan, quel esprit, quels mots à l’emporte-pièce, qui vont chercher l’humain, le ridicule, sous le convenu et l’hagiographie ! Quel jeu de massacre allant et gaillard ! C’est en reprenant la tradition, et dans une certaine mesure la manière et le style de Joseph de Maistre, que Veuillot créera le grand journalisme catholique.
Le journalisme sans journal qu’a pratiqué de Maistre est un journalisme offensif, avec un élan, une force, une efficace, un panache même de saine folie, qui s’opposent au journalisme des sages, au journalisme défensif des Actes des Apôtres de Rivarol, à celui de Peltier, – ou du Genevois Mallet du Pan. Son intransigeance, son intégralisme, font sa force, au moins littéraire. Rivarol et Mallet sont des libéraux : au XIXᵉ siècle ils eussent écrit aux Débats. De Maistre, lui est de taille à assumer fièrement pour son compte la flétrissure que Mirabeau infligeait au duc de Savoie son maître : « mauvais voisin de toute liberté ». Liberté d’examen à Genève, liberté de l’Église gallicane en Bugey ou en Dauphiné, liberté de la République française, liberté des philosophes, et même, dans le passé, Athènes comme civilisation de liberté, il a épuisé son encre à batailler contre tout cela. Il a créé, pour le XIXᵉ siècle, le style du combat contre la liberté.
Il reste un des prosateurs de son temps qu’on relit avec le plus d’intérêt et même d’amusement. Il n’est jamais ennuyeux. Mais il manque de sécurité. Il vit sur une instruction solide, sur d’abondantes lectures anciennes qu’il renouvelle peu. Ses erreurs de fait sont nombreuses, et d’ailleurs le sentiment de la vérité scientifique manque complètement à ce pur humaniste et à ce disciple de Saint-Martin qui ne croit qu’aux vérités de sentiments. Déduire, inventer, tirer ses feux d’artifices, tout ce métier d’écrire qu’il a découvert à quarante ans, l’amuse. Mais le prend-il toujours au sérieux ? Élevé par les Jésuites italiens, ne donne-t-il pas carrière en lui au virtuose ou au ténor de la théocratie ? Le sérieux vrai de sa vie c’était pour lui le devoir, la conscience, le service de son roi, les soins et les affections de sa famille, lesquels, heureusement, marquent leur présence dans son œuvre par une abondante correspondance politique et domestique, intelligente, nuancée, spirituelle, qui ne contredit pas son œuvre dogmatique, mais la met au point en la classant (et peut-être aussi en la déclassant) parmi les valeurs de la vie.
Sans cette Correspondance manquerait dans la littérature française le témoin d’un genre de vie qui eût mérité d’en laisser d’autre : un gentilhomme de situation à la fois locale et européenne, dont rien cependant ne passe par Paris. De Maistre ne connut Paris que par un séjour de quelques semaines en 1817, à son retour de Russie (il avait soixante-cinq ans) et il y fit figure d’oncle de province. Il a pensé non seulement hors de Paris, mais contre Paris. Ainsi par lui, par ses ennemis calvinistes de Genève et de Vaud, existe, dans la première moitié du XIXᵉ siècle un précieux coin autonome et anti-parisien de littérature française.