Nicolas II ne s’est pas conformé à la maxime : « Rois, gouvernez hardiment. » Il aurait terminé par une abdication qui n’est pas encore certaine un règne d’hésitations et de scrupules. Lorsque l’on voit le cours de la crise qui vient d’aboutir à la formation d’un gouvernement provisoire, issu de la Douma et qui a proclamé la régence du grand‑duc Michel, frère de l’empereur, on se rend compte de la bonne volonté du peuple russe, des possibilités qui s’offraient pourtant au souverain.
La Russie, qui est en retard de quatre-vingts ans sur le reste de l’Europe, vient de faire une demi-révolution qui est dans le style des journées de 1830 beaucoup plus que dans celui de 1789. Il montait, là-bas, comme nous l’avons souvent indiqué, un mouvement où le libéralisme s’associait au nationalisme. C’est un phénomène bien connu. Presque tous les pays de l’Europe occidentale ont passé par là jadis. Les monarchies du dix-neuvième siècle qui ont su comprendre ce mouvement, qui en ont pris la tête, en sont sorties plus grandes et plus fortes : ce fut le cas de la maison de Savoie, ce fut, en partie grâce à Bismarck, le cas des Hohenzollern. Les rois qui n’ont pas su conduire cette eau à leur moulin, ont fait ce qui vient d’être demandé à Nicolas Il : ils ont tristement abdiqué.
Comme les autres formes de gouvernement, les monarchies ont besoin de se renouveler. C’est ainsi qu’elles durent. Alexandre Il avait inauguré un autre système que celui de Pierre le Grand et de Catherine. Pierre le Grand lui-même avait dû briser d’acharnées résistances pour moderniser son Empire. La Russie des Romanof a toujours été le pays du progrès imposé par en haut. Ce n’est ni Pierre le Grand ni Alexandre qui se sont crus, comme leur doux, loyal mais faible successeur, enchaînés à leurs traditions : ils les avaient interprétées pour le bien de leur Empire. Ce n’étaient pas eux, non plus, qui étaient prisonniers de leurs fonctionnaires : ils n’imaginaient pas un tsar entraîné dans la chute de la bureaucratie. Le tchin était la créature du tsarisme, un instrument nécessaire pendant la phase de formation et d’unification de la Russie. Qu’un empereur ait permis à la bureaucratie de devenir plus forte que lui-même, qu’il l’ait laissée creuser un abîme entre lui et son peuple, on ne peut rien concevoir qui contredise davantage l’idée directrice de l’autocratie, telle que ses fondateurs et ses grands chefs l’ont toujours représentée.
Que la monarchie soit d’utilité publique pour la Russie, c’est ce que savent parfaitement les libéraux eux‑mêmes. Ils n’ignorent pas les difficultés, les périls de toute sorte auxquels ils s’exposeraient en méconnaissant les puissances de sentiment qui s’attachent à la dynastie. Les plus intelligents d’entre eux, indépendamment de toute autre considération politique, savent bien que, selon le mot que nous disait un jour un des plus brillants parmi les hommes de la gauche, le meilleur moyen d’alimenter la réaction serait de laisser le trône vacant. A cet égard, le gouvernement provisoire formé par la Douma a montré une modération et une habileté qui étaient conformes aux prévisions. Ses manifestes, autant du moins qu’ils nous sont connus jusqu’à ce jour, ont évité jusqu’aux apparences du style révolutionnaire. On garde la monarchie, mais on change le monarque. Cela aussi est une tradition russe.
L’Empereur Nicolas aura surtout péché par absence de volonté et par excès d’idéalisme. C’était un Vieux‑Russe élevé par des professeurs de l’université française. Deux éducations contradictoires, jointes à son caractère, expliquent les illusions et les déboires de son règne. Le souverain qui avait lancé l’idée de la paix aura subi deux grandes guerres : c’est le fait, honorable pour son cœur, qui juge son esprit d’illusion, sa méconnaissance du temps et des hommes. S’il a fait passer la couronne sur la tête d’un enfant de treize ans sous la sauvegarde d’une régence, il aura encore montré cette confiance que les événements auront si souvent trompée.
Par la régence, du moins, l’essentiel serait sauf et la Russie protégée contre le pire des périls, celui d’un de ces retours à l’anarchie slave dont son histoire offre tant d’exemples. Ce qui fait, justement, l’originalité de cette crise, c’est qu’elle est sortie de la guerre, que le patriotisme l’a engendrée et qu’elle est née d’une débilité du pouvoir qui contrastait trop violemment avec les nécessités de l’heure. En s’associant au mouvement, l’armée en a assuré le succès. Elle en a aussi précisé le caractère. L’armée sentait le besoin d’un pouvoir fort et d’une administration nationale. Son chef populaire, c’est un homme comme le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch, un des héros de la guerre et qui sait pendre à propos les traîtres et les prévaricateurs.
C’est ainsi que la voie se trouvera indiquée au nouveau gouvernement pour qu’il remplisse la lourde tâche dont il se sera chargé. L’Allemagne, qui comptait sur une révolution en Russie comme sur une des cartes de son jeu, verra ses calculs déjoués si les choses suivent bien le cours que les journées de Petrograd indiquent. Il faut que la rénovationrusse ne devienne pas ce que, jusqu’ici, elle ne veut pas être : une révolution. Il faut que le nationalisme, qui l’inspire, la règle aussi. La Russie veut la victoire que n’avait pas su lui donner l’administration bureaucratique. Qu’elle se souvienne que ce n’est pas le désordre qui la lui apportera.
Il y a neuf ans, un autre Empire des pays d’Orient, où l’esprit national s’alliait à l’esprit libéral, a essayé, lui aussi, de se régénérer par un changement de monarque. L’exemple de Constantinople montre à Petrograd les fautes à éviter. Que la leçon des Jeunes-Turcs ne soit perdue ni pour les Jeunes‑Russes ni pour personne.
L’Action française, 17 mars 1917