Le père du Traité

La nation s’inquiète d’avoir une paix qui est au-dessous de sa victoire ; une paix au-dessous des promesses qui lui ont été faites, au-dessous de ses mérites et de ses efforts ; une paix qui n’apporte même pas la justice distributive entre les Alliés vis-à-vis des ennemis. »

En s’exprimant ainsi à la Chambre, M. Louis Marin a résumé sa forte critique du traité de Versailles. Cette victoire ne paie pas. Cette paix ne garantit pas. Et c’est la France, surtout, qui n’est ni payée, ni garantie. Pourquoi ?

Nous le saurons en remontant aux causes premières. Lorsque M. Wilson et M. Lloyd George sont arrivés à la Conférence de Paris, ils y venaient avec une philosophie et une morale façonnées depuis leur enfance, avec des idées formées par l’école et le prêche, renforcées de la littérature et de la rhétorique auxquelles la guerre a donné lieu. Ils étaient, en outre, entourés d’un état‑major dont l’action n’est pas assez connue, d’une sorte de séminaire où cohabitaient des idéalistes, des spirites tourneurs de tables rondes et des financiers. Voilà d’où sont sortis les principes directeurs de la paix, acceptés et prônés du côté français, par le petit groupe des « normaliens » à qui sont assurées de bonnes places, rétribuées en livres sterling, dans le bureau de la Société des Nations.

Celui de ces principes qui domine et qui a réglé tous les autres, M. André Tardieu l’a apporté à la tribune de la Chambre lorsqu’il a dit : « Ce traité, qui démontre d’une manière éclatante que le militarisme ne paie pas, est un traité sain. » Mais la théorie du « traité sain » n’est pas de M. Tardieu. Elle a été lancée et affirmée avant et pendant la guerre. C’est M. Norman Angell qui a travaillé, pour le compte des hommes d’affaires puritains, à répandre l’idée qu’il était immoral et « malsain » que la victoire récompensât le vainqueur. C’est M. Norman Angell qui est le véritable père spirituel du traité.

Son livre fameux, la Grande Illusion, paru à la veille de la guerre européenne, n’avait pas eu le don de convaincre l’Allemagne ni de la détourner de chercher à « réaliser » sa puissance militaire. En revanche, l’affirmation que la guerre, même heureuse, ne pouvait profiter à ceux qui l’entreprendraient, a peut-être contribué à endormir les puissances occidentales. La guerre ayant éclaté, M. Norman Angell ne voulut pas avoir le démenti de son livre. Il vit nettement, c’est une justice à lui rendre, que la victoire des Alliés était certaine et que L’Angleterre, tenant l’Allemagne, ne la lâcherait pas. Mais, tout de suite, il eut soin de dire comment cette victoire devrait être stérile ‑ au moins pour les autres que les Anglais.

Dès 1915, la brochure de M. Norman Angell, la Guerre européenne détruira-t-elle le militarisme allemand ? était traduite en français. Il est curieux de la relire aujourd’hui. Toutes les discussions du Conseil suprême sont là. L’esprit général du traité de Versailles, qui consiste à ménager l’Allemagne comme puissance politique, y est aussi. Pas un des arguments de M. Tardieu en faveur du respect de l’unité allemande qui ne puisse s’y rencontrer. Pas un des motifs qui ont fait écarter le mémoire du maréchal Foch sur notre frontière du Nord‑Est qui ne s’y trouve tout au long. Car M. Norman Angell avait écrit qu’il faudrait mettre la France en garde contre « la griserie fatale qui accompagne la victoire militaire ».

Battre l’Allemagne mais non l’écraser, ce qui serait « une manière prussienne de raisonner » ; repousser l’agression germanique, mais se donner ensuite pour but la « coopération » avec les Allemands, de façon à devenir « leurs collaborateurs et leurs associés dans une Europe que personne ne dominera mais que tous partageront » ; à cette fin, former une « Fédération des Nations » (M. Wilson n’a rien inventé) dont « les États germaniques feraient partie au même titre que les autres États de l’Europe » ; se garder de toucher à l’unité allemande, de songer même à une fédéralisation de l’Allemagne, parce que le nationalisme allemand n’en serait que davantage excité… Toutes ces idées, on les reconnaît. Et M. Norman Angell peut en revendiquer la paternité à M. Albert Thomas.

Pour montrer comment « raisonnait » M. Norman Angell, il suffit de s’en rapporter au parti qu’il tirait du relèvement militaire de la Prusse après Iéna. « C’est de l’écrasement de la Prusse à Iéna, disait la brochure de 1915, que date la renaissance de la conscience nationale allemande et le désir des Allemands pour l’unité politique. » Donc, il ne fallait pas « écraser » l’Allemagne. Il fallait même lui laisser la Silésie et déclarer Dantzig ville libre, c’est-à-dire répéter à Versailles les fautes de Tilsitt. Quand, depuis Henri Heine, on sait que l’erreur de Napoléon fut d’avoir épargné la Prusse, quand vingt ouvrages des meilleurs historiens ont montré que le faux calcul de Napoléon s’inspirait du vieux préjugé prussophile du dix‑huitième siècle, quand la « clémence d’Iéna » est devenue un lieu commun, on rougit pour les négociateurs français de 1919 qu’ils en soient réduits à balbutier les sophismes ignorants d’un hypocrite puritain.

L’Action française, 25 septembre 1919.