Après sa première lettre au Daily Telegraph, où il conseillait aux Alliés de signer une paix de compromis, le marquis de Lansdowne avait reçu une délégation d’admirateurs qui lui apportaient une adresse, des fleurs et un bronze d’art. Nous sommes curieux de savoir ce que feront cette fois‑ci les admirateurs et si le bronze d’art sera plus grand ou plus petit. Mais ce pair très conservateur a déjà l’approbation des pacifistes. En France, ce sont des socialistes comme M. Sembat qui l’ont défendu. C’est le monde renversé.
Pourquoi ce renversement ? Un peu d’histoire va répondre.
Il y a neuf ans, M. Lloyd George faisait en Allemagne un voyage retentissant qui coïncidait avec une visite d’Édouard VII chez Guillaume Il. Le jeune ministre radical se flattait de mettre à droite ce qui était à gauche et réciproquement. Il déclarait la paix à l’Allemagne et la guerre à la Chambre des lords. Il allait voir à Berlin s’il n’y aurait pas moyen de s’entendre sur la limitation des armements et il était parti plein de confiance… Chimère. M. Lloyd George ayant reconnu son erreur a, depuis, appelé sept lords dans son ministère et il personnifie la défense nationale et la volonté de résistance au militarisme prussien.
Le tort que l’avènement au pouvoir des libéraux anglais, en 1905, aura fait à la cause de la paix est trop clair, trop avoué par la volte-face d’un radical comme M. Lloyd George lui‑même pour qu’il y ait besoin d’y insister. Parmi ses manies et ses marottes, le parti libéral avait surtout celle du désarmement. C’est pourquoi, en dépit des avertissements de lord Rosebery et de lord Esber, il n’a pas organisé l’armée qui eût été nécessaire pour limiter les ambitions et les appétits de l’Allemagne. Bien plus, il a laissé décroître la puissance navale anglaise, Et, par là, le parti libéral a eu la responsabilité de convaincre l’Allemagne qu’une guerre européenne trouverait l’Angleterre distraite, désarmée, affaiblie. C’est une des causes qui ont notoirement encouragé l’agression allemande.
Par cette politique de laisser aller, le gouvernement des libéraux avait tout simplement mis par terre la combinaison politique qu’Édouard VII avait conçue et dont lord Lansdowne avait été l’exécutant. C’est ici que s’expliquent l’attitude actuelle de l’ancien ministre des Affaires étrangères du parti conservateur et la marche de son raisonnement : il en est resté au 21 juillet 1905, à la chute du cabinet Balfour.
Il est faux qu’Édouard VII ait, jamais voulu encercler l’Allemagne et que, par d’astucieuses alliances, il ait préparé la guerre. Édouard VII voyait d’un œil clair le péril allemand. Il voulait tenir l’Allemagne en respect, rétablir l’équilibre menacé par l’accroissement de puissance de l’Allemagne et c’est pourquoi il fit et l’Alliance japonaise, et l’Entente cordiale, puis la Triple-Entente. Mais c’était justement pour éviter la guerre que le roi Édouard se préoccupait de disposer ces contre-poids. Il connaissait bien les Allemands et leur Empire. Il savait que le moyen de les empêcher d’abuser de leur force, c’était de leur montrer d’autres forces toutes prêtes à entrer en action.
Au demeurant, nulle politique n’a été moins provocatrice que la sienne et, par des rapports constants avec Guillaume II, il s’efforçait de prévenir les heurts et les malentendus. Édouard VII a vu le monde tel qu’il était. Il prenait, pour épargner à l’Europe la catastrophe qui la menaçait, les seuls moyens efficaces qui sont les moyens reconnus bons par l’expérience. Édouard VII ne voyait de garanties pour la paix que dans une active diplomatie soutenue par la puissance militaire. Non seulement il ne désirait pas la guerre, mais encore il mettait tous ses efforts à l’éviter. A la mort de ce grand homme, M. André Tardieu résumait ainsi sa pensée. « La guerre n’est jamais fatale. Elle ne l’est point surtout quand elle ne peut être décisive et une guerre anglo‑allemande ne serait pas décisive. »
Voilà les anciennes idées sur lesquelles lord Lansdowne continue de vivre. Édouard VII est mort en 1910. Souverain constitutionnel, il avait, depuis 1905, loyalement laissé faire les radicaux‑libéraux. Lord Lansdowne se croit toujours en 1905. Il croit possible de revenir à la politique de pondération d’Édouard VII. Lord Lansdowne vit dans un temps révolu.
Peut‑être, il y a dix et douze ans, était‑il permis de voir dans l’Allemagne une puissance comme les autres, avec qui l’on pouvait entretenir des relations normales comme avec les autres. Si c’était alors une illusion, aujourd’hui, c’est plus qu’une erreur. Ni la France, ni l’Angleterre ne sont plus à égalité vis-à-vis de l’Allemagne depuis que, par l’écroulement de la Russie, l’équilibre a été détruit. Lord Lansdowne s’imagine-t-il que l’équilibre puisse être rétabli à volonté ? S’imagine‑t‑il qu’on puisse revenir sur douze ans d’histoire et sur les effets produits jusqu’ici par la guerre en offrant à l’Allemagne d’en revenir à 1905 ?
Lord Lansdowne assiste aux bombardements de Londres comme nous assistons à ceux de Paris. Ne comprend-il pas ce qu’ils signifient ? Ils veulent dire, pourtant, que l’Allemagne est indifférente à tous les usages qui étaient jadis respectés entre les États. Ils veulent dire qu’elle se regarde comme placée au‑dessus des conventions internationales. En 1914, l’Allemagne a défié l’Europe, alors qu’en 1905, au moment d’Algésiras, elle en acceptait encore les verdicts. En 1918, elle se rit plus cyniquement qu’en 1914 de toutes ces lois qui, même en guerre, maintenaient un certain niveau de civilisation et d’humanité. Et c’est avec cette Allemagne‑là que lord Lansdowne conçoit la possibilité d’un contrat comme on les signe par devant notaire ?
Sous le règne d’Édouard VII, lorsqu’une guerre anglo-allemande était évoquée, on pouvait croire qu’elle ne serait pas définitive et que les deux grands États se balanceraient. Les Allemands, qui l’ont cru longtemps, ne le croient plus. Ils ont entrepris la guerre sous‑marine illimitée avec tous ses risques, parce que leur espérance a été de mettre l’Angleterre à genoux. Ce qu’ils recherchent ce n’est pas l’équilibre : ils veulent consolider et rendre définitif l’état de choses créé à leur profit par la destruction de l’équilibre européen.
Lard Lansdowne songe à une sorte de paix d’Amiens. Mais la paix d’Amiens n’a été qu’une trêve dans une Europe où l’Angleterre trouvait encore des éléments nécessaires à la reprise d’une lutte qui, cette fois, devrait amener une décision. Lord Lansdowne a l’air de croire que la situation est la même. Il est dans l’erreur. La décision, aujourd’hui, c’est l’Allemagne qui veut l’obtenir.
Lord Lansdowne s’y trompe. Édouard VII, s’il vivait encore, ne s’y tromperait pas.
L’Action française, 13 Mars 1918.