D’après les statistiques de l’Administration des Finances, les successions déclarées en France forment un actif net à peu près constant de 15 milliards depuis 1928, c’est-à-dire depuis que le franc a reçu une nouvelle valeur légale. Cette moyenne se retrouve encore pour les neuf mois que l’exercice financier 1932 a compris.
En francs à 20 centimes, l’annuité successorale représente donc 3 milliards d’autrefois. Avant 1914, elle était de 5 milliards environ.
Il n’y a pas de raisons de croire que la fraude se soit accrue. Il est même impossible de penser qu’elle ait augmenté dans de pareilles proportions. La différence 3 milliards à 5 est témoin que, par pertes nettes et dépréciation, les deux cinquièmes des fortunes françaises prises dans leur ensemble ont disparu. Il faut même compter davantage puisque le retour de l’Alsace dans la communauté a apporté un supplément important. On constate, en effet, des successions considérables dans les départements du Haut et du Bas-Rhin.
Gardons toutefois ce chiffre de 2 milliards comme exprimant la diminution de l’annuité successorale calculée en francs d’avant-guerre. À trois générations par siècle, tous les patrimoines, dans l’espace d’une trentaine d’années, ont passé par le fisc. Le recensement annuel prouve donc que nous nous sommes appauvris de 60 milliards de francs anciens, soit de 300 milliards de francs nouveaux.
Et si une pareille statistique pouvait être étendue au monde entier, quel chiffre colossal ne ferait-elle pas apparaître ! Guerre et révolutions ont coûté cher au monde. Elles ont englouti une large part de l’épargne constituée au cours du siècle dernier et dans les premières années de celui-ci.
Si l’on eût, il y a vingt ans, conjecturé une telle destruction de richesses, n’eût-on pas été amené aussi à penser qu’elle s’accompagnerait de troubles de toute sorte, économiques, politiques et moraux ? Il eût semblé inévitable qu’à un appauvrissement de l’humanité répondissent d’autres phénomènes et des phénomènes peu agréables.
Est-ce que ce ne sont pas ceux auxquels nous assistons ? Nous subissons des effets qui, rationnellement, auraient pu être calculés, des conséquences qui se déduisaient de l’hypothèse. Il n’est pas moins facile de remonter à la cause maintenant que l’hypothèse est vérifiée.
Le monde qui s’est appauvri était parvenu à un degré inouï de développement scientifique et industriel. Pour comble, ce développement n’a pas cessé. Le machinisme s’est même amplifié et accéléré, il jette les outillages à la ferraille avant qu’ils soient amortis. De sorte que, si ce mouvement se poursuivait, le moment viendrait où les outillages ne pourraient plus être renouvelés parce que les richesses ne l’auraient pas été aussi vite qu’eux. Ce qu’on appelle le progrès s’arrêterait alors de lui-même. Les vieux économistes comme Adam Smith, qui étaient attentifs à la création des richesses, avaient pressenti quelque chose comme cela.
Mais alors il devient tout à fait manifeste que nous traversons une crise qui n’est pas celle du capitalisme ni de quoi que ce soit en isme, ce qui serait peu grave car les mots en isme ne représentent que des entités. La crise est celle de l’insuffisance des capitaux. C’est bien plus douloureux et bien plus dangereux. Le capitalisme, s’il doit mourir, ne mourra qu’avec la dernière bribe de capital. Et personne n’en sera plus avancé.
Le Capital, 11 juillet 1934.