Cronstadt a bien changé depuis les temps où l’amiral Gervais y conduisait nos navires. Cronstadt en révolte contre Lénine a capitulé le jour où mourait l’amiral dont le nom fut si prodigieusement populaire chez nous il y a vingt‑cinq ans. Les jeunes gens ne peuvent pas se douter de cet enthousiasme. Ceux qui retrouveront des titres russes dans l’héritage de leur père comprendront à peine la présence de ces papiers. L’alliance franco‑russe est du passé, un passé déjà lointain.
Quant à savoir ce qui s’est passé en Russie ces jours derniers, on en est réduit aux hypothèses. Les explications sont diverses, mais il en apparaît de curieuses et qui méritent d’être retenues parce qu’elles s’accordent avec la nature des choses politiques et des sociétés.
Une contre‑révolution proprement dite ne semble pas avoir de chances en Russie. Ce qui lui manque, ce sont les éléments. L’ancienne bourgeoisie russe n’était qu’une très mince pellicule en formation. Elle a été à peu près anéantie par la Terreur. Lénine règne, malgré la famine, sur un peuple amorphe et sur des millions de moujiks. Il n’a plus à craindre les bourgeois libéraux ni les intellectuels nihilistes et les étudiantes filles d’officiers supérieurs qui jetaient des bombes sur les tsars et sur les grands-ducs. Lénine a supprimé à peu près tout ce monde‑là.
Toutefois, et c’est aux événements de ces derniers jours une explication assez rationnelle, une nouvelle classe moyenne se serait formée à l’intérieur du bolchevisme. Toute révolution n’est qu’un déplacement des fortunes. De nouveaux riches ou presque riches se sont formés à l’intérieur du bolchevisme, occupent des places dans la bureaucratie rouge et commencent à supporter mal le régime communiste dont ils sont issus. Ils aspirent à un autre ordre de choses tiré et déduit comme eux‑mêmes de l’organisation bolchevique.
S’il en est ainsi, et nous répétons que c’est une vue acceptable, le bolchevisme durerait en se transformant. Les idées et l’esprit qui ont présidé à sa naissance ne se transformeraient que dans la même mesure que lui. Les nouvelles classes moyennes qui s’empareraient un jour du pouvoir et le pétriraient à leur image auraient une idéologie et des traditions bolchevistes. Elles les porteraient en politique étrangère. Grandies dans la haine des pays « impérialistes » et des démocraties bourgeoises, leur préjugé serait long à céder. Il serait imprudent d’attendre d’elles des manifestations d’amour pour la France créancière. Et dans cette hypothèse d’un bolchevisme renouvelé par une évolution intérieure, les jours de l’alliance franco‑russe seraient encore loin.
L’Action française, 19 mars 1921.