La conversion et le rentier

Jamais dit le proverbe, le mal de l’un n’a guéri celui de l’autre. Le porteur de rentes convertibles est naturellement porté à se plaindre de son sort. S’il avait 600 francs de revenu, il va n’en avoir plus que 450. Peut-on l’inviter à regarder, soit autour de lui, soit même les autres valeurs qu’il peut avoir en portefeuille ? Combien s’estimeraient heureux que leurs dividendes n’eussent été diminués que d’un quart ! Combien le seraient plus encore de retrouver leur capital englouti pour toujours !

Il y a déjà dans les Lettres persanes une petite fable qui contient toute la morale des conversions et des doléances auxquelles elles donnent lieu. Usbek rencontre un homme désespéré : « Je suis ruiné, dit-il. Les rentes sur l’Hôtel de Ville ne sont plus payées. Le papier est avili. Ah ! si j’avais seulement quelque terre à la campagne ! » Un instant après, Usbek rencontre un autre homme dont la désolation n’est pas moins profonde : « Avec quoi vivrai-je ? s’écrie-t-il. Mes fermiers ne me payent plus. Le fisc me poursuit. Les réparations m’accablent. Que n’ai-je des valeurs au lieu de ces maudites terres ! » C’est ainsi qu’on s’est toujours plaint parce qu’il y a à se plaindre de tout. Pas un bien qui soit sûr, pas un élément de fortune qui ne soit périssable. La plus haute justification du capitalisme est même que le capital, sans compter les accidents auxquels il est exposé, s’use tout seul et ne dure que par l’effort d’épargne qui le reconstitue et le renouvelle.

Les physiocrates avaient raison de voir dans la terre la source de toute richesse et même la seule véritable richesse. À travers les âges, elle donne un revenu égal à la valeur de l’argent. Celui qui la possède ne s’appauvrit pas plus qu’il ne s’enrichit, et c’est pourquoi nos sages ancêtres, amis des biens au soleil, disaient du propriétaire terrien : « Toujours gueux, jamais ruiné. » Encore faut-il que le domaine rural soit conservé dans la même famille, qu’il échappe aux partages, aux droits successoraux, voire aux confiscations quand les événements politiques s’en mêlent et en font un bien d’émigré. Encore faut-il qu’il y ait des bras pour cultiver. On peut voir dans l’ouvrage classique de M. Caziot, La Valeur de la Terre en France, l’influence désastreuse que la dépopulation a exercée sur la propriété foncière dans la riche vallée de la Garonne.

De quoi, en toute justice, le porteur de rentes sur l’État a-t-il le droit de se plaindre ?

D’une chose, d’une seule, d’une véritable expropriation, qu’il a subie du reste comme les propriétaires d’obligations et de créances hypothécaires, celle qui est résultée, insidieusement autant que légalement, du cours forcé et de la dépréciation de la monnaie. Cependant une catastrophe qui ne se produirait qu’une fois tous les cent ans – et encore – ne serait pas plus redoutable que les grandes éruptions du Vésuve qui n’ont pas empêché des villes de se reconstruire aux pieds du volcan. Songez que depuis le Tiers consolidé jusqu’en 1914 et même un peu plus tard, la rente française, exempte d’impôts, a été payée à la valeur de l’or. C’est un beau record de durée. Songez aussi qu’elle a donné à ceux qui ont su l’acquérir à point d’admirables occasions de s’enrichir. Ce fut le cas après 1871. Et, en 1926, ceux qui osèrent acheter nos fonds abominablement détériorés et dépréciés n’ont pas eu à regretter leur audace.

Une réduction d’intérêts qu’on est libre de ne pas accepter et, quand on ne l’accepte pas, qui remet le rentier en possession de son capital, il y a de plus grands malheurs. La seule chose qu’il y ait à redouter pour les rentes françaises, c’est l’inflation, c’est la monnaie qui sombre. Il est des capitalistes qui sont restés sous l’impression de l’effroi qu’avait causé le drame du franc. Ceux-là se tiennent loin des rentes sur l’État comme de la peste. Ils sont du reste allés courir d’autres aventures. Quant à ceux qui regrettent de voir du 6 ou du 5 converti en 4 1/2, ils donnent la plus belle preuve de confiance. C’est évidemment qu’ils ne craignent pas de voir le franc à un sou.

Le Capital, 22 septembre 1932.