Les Alliés et la Russie

D’après les journaux anglais, un des principaux objets de la visite de M. Masaryk à Londres a été de convaincre les Alliés de la nécessité de « venir en aide » à la Russie et d’examiner le rôle que la République tchécolovaque remplirait dans cette œuvre. M. Masaryk a sans doute plaidé la même cause à Paris. La reconnaissance d’une Bohême indépendante de 7 ou 8 millions d’habitants doit-elle déterminer une entreprise qui aurait pour but de restaurer une puissance russe de 80 millions d’habitants ?

Si c’est dans ces termes disproportionnés que la question se pose, il faudrait nous le dire tout de suite. On saurait où mène la politique des nationalités.

Une intervention des Alliés en Russie (intervention dont le poids principal retomberait fatalement sur la France) serait destinée à quoi ? À renverser le régime bolchevik ? À nous faire rentrer dans nos milliards ? À remettre sur pied une puissance russe dans l’intérêt de l’équilibre européen ? Peut-être l’intervention servirait-elle aux trois choses à la fois puisque le Temps parlait encore hier soir de « réorganiser » la Russie. Il serait pourtant recommandable de distinguer un peu.

S’il s’agit d’extirper le bolchevisme, il faut d’abord savoir par quoi on entend le remplacer. On nous dit depuis de longs mois, selon les assurances données par les émigrés russes, que la population n’attend que l’arrivée des Alliés pour briser la tyrannie de Lénine. Mais des émigrés, même quand ils sont libéraux, sont toujours des émigrés. Les libéraux russes sont dans leur pays une exception, un fruit exotique. Le plus spirituel et le plus sincère d’entre eux aime à dire : « Pour nous autres Cadets, il n’y a de place en Russie qu’au bout d’une potence. » Les Alliés peuvent‑ils attacher une grande expédition politique et militaire à cette corde de pendus ?

S’il s’agit de retrouver le capital français engagé en Russie sous des formes diverses, c’est une autre affaire. « Vingt milliards, songez à vos vingt milliards, » nous disent les girondins russes de Paris. Mais si, pour retrouver ces milliards, il nous faut d’abord en avancer d’autres, d’un total inconnu, avec des chances de succès incertaines, voilà une belle opération.

Quant à restaurer de nos mains une puissance moscovite, on est en pleine chimère si l’on en est à penser cela. Il est fâcheux que l’équilibre de l’Europe soit rompu par l’écroulement de l’Empire des tsars. Ce n’est pas une raison pour se mettre à croire qu’il ne nous reste plus qu’à chausser les bottes de Pierre le Grand. Qu’on cherche une autre politique d’équilibre continental, voilà tout. L’occasion est bonne pour reconstruire une Europe qui se passerait de la Russie, comme elle s’en est passée si longtemps. Cette fidélité posthume à l’alliance russe, fidélité qui va jusqu’à vouloir ressusciter la jument de Roland, est une manifestation de routine intellectuelle et une défaillance d’imagination dont nous reconnaissons volontiers l’humilité touchante.

Jusqu’à présent, aucun groupement russe vraiment sérieux ne s’est levé contre Lénine et n’a réclamé notre aide. D’autre part, le gouvernement de Lénine nous traite en ennemis. Nous n’avons, pour le moment, qu’à ne tolérer aucune de ses provocations et à interdire sa propagande. Un cordon sanitaire commence à être tendu autour de ce foyer pestilentiel. Ce qui a été fait à Arkhangel et en Sibérie devra être continué par la mer Baltique et par la mer Noire. Pologne, Bohême et Roumanie pourront nous aider à compléter ce blocus. Quand la Russie aura cuit dans son jus bolcheviste, on verra bien ce qui s’y passera. Si les circonstances deviennent favorables, il sera toujours temps d’agir. Mais, même alors, la Russie des Pierre, des Catherine, des Alexandre et des Nicolas, qui hante le souvenir de la diplomatie, ne sera pas près de renaître. Jusque‑là il sera prudent de combiner nos sécurités comme si la Russie n’existait plus.

L’Action française, 10 décembre 1918