Lettres inédites d’Albert Sorel

Ce n’est pas une lecture bien gaie que la revue de Buloz, de Brunetière et de Francis Charmes nous a apportée pour le Iᵉʳ janvier : en tout cas, c’est une lecture salubre. Cette revue publie des lettres inédites d’Albert Sorel, encore jeune homme et qui se préparait à élever le grand monument historique qui devait le rendre célèbre. Les lettres avaient été écrites pendant les semaines déplorables du siège de Paris et de la Commune. Ce sont des pages remplies de vérités amères. Mais l’amertume est généralement le propre de la vérité.

Albert Sorel était bien jeune en 1871. Il atteignait tout au plus la trentaine. Il était pourtant plus clairvoyant, peut-être, que plus d’un sage dont le poil grisonnait. N’ayant adopté aucune position en politique, ni républicain, ni monarchiste (comme presque tous les jeunes gens « intellectuels » et cultivés de ce temps-là), il voyait les choses sans idée préconçue, et il les voyait telles qu’elles étaient, c’est-à-dire sombres et laides. L’ « épouvantable décomposition » de tout lui apparaissait. Le mal qui sévissait sur la France lui semblait profond. Et cependant, il distinguait une chance de salut. Il sentait que l’année terrible rallierait toutes les bonnes volontés, que l’élite du pays se mettrait d’un cœur joyeux à travailler au relèvement national. Seulement une sorte de pressentiment l’avertissait que cet effort ne serait pas durable, comme en témoignent ces réflexions où la mélancolie submerge le fragile espoir :

« Le temps ! La nation saura-t-elle le prendre, aura-t-elle cette persévérance ? Et pourtant nous avons ce qui nous manquait, un but politique : au-dehors les alliances, au dedans les réformes militaires ; en résumé et partout, intellectuellement, matériellement, moralement, militairement, la revanche. Avec cette unité, ce mot d’ordre, cette tension et cette aspiration générale un pays qui a un peu de vie et de cœur se relève. »

Un doute qui va jusqu’à l’angoisse émane de ces quelques lignes. Albert Sorel l’avait compris : l’idée de la revanche aurait dû être le stimulant et le lien de la nation après la défaite. Au lieu de la revanche, nous n’en avons eu que la comédie. Les bonnes volontés se sont dispersées et lassées. Et les quelques renouveaux de patriotisme que la France a eus depuis ont subi le même sort. La nation n’a pas eu de persévérance parce que son gouvernement n’a pas entretenu la belle flamme qui s’était élevée. Albert Sorel, qui pourtant savait l’histoire, n’était pas juste envers les peuples qui ne sont pas persévérants. Les peuples ne sont pas toujours les coupables que l’on croit. Et quarante millions d’individus ne vivent pas pendant quarante ans dans l’espoir d’une revanche nationale lorsque les hommes qui les gouvernent ont d’autres désirs et d’autres ambitions.

Albert Sorel doutait parce que, jusqu’au cœur des désastres, il avait vu les égoïsmes aux prises : livrée à elle-même, la France pouvait-elle faire autrement que de se déchirer ? Il a un mot terrible sur les opinions politiques de Paris au mois de mars 1871 : « La République est pour le bourgeois ce que la Commune est pour le voyou : il ne sait pas ce que c’est, mais c’est sa chose, c’est la chose surtout que la province ne veut pas et il la lui faut. » Quel admirable schéma de nos guerres civiles !

Et c’est pourquoi Albert Sorel ne fut pas de ceux qui exultèrent après la répression de la Commune. Il jugea l’événement en historien et il en éprouva la tristesse d’un patriote. Il représenta le type du bon Français dégoûté : c’est à peu près l’état d’esprit dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui en face de ce cruel épisode.

Albert Sorel observe que les Prussiens furent étonnés que l’armée qu’ils venaient de battre eût si brillamment reconquis Paris sur les communards. Albert Sorel énumère toutes les bonnes raisons qu’avait Thiers pour remporter cette triste victoire : la Commune n’avait pas de Moltke ni de grand état-major. Et après diverses considérations, Sorel concluait par ce mot digne de l’Histoire, l’histoire conçue à la grecque et à la romaine : « Enfin, c’était une guerre civile, et nous y avons toujours excellé. »

J’écris ceci en cette journée de 1ᵉʳ janvier où tout le monde a coutume de prendre de bonnes résolutions. Au temps d’Albert Sorel, on n’eût pas manqué, après un examen de conscience, de s’engager à se réformer soi-même et à commencer par aimer ses concitoyens. Mais l’expérience nous a appris qu’il faut autre chose que de la morale individuelle pour sauver les Français de la guerre civile et de l’anarchie. Il leur faut Henri IV, comme après la Ligue ; Louis XIV, comme après la Fronde. C’est ce que Sorel entrevoyait déjà en 1871. Et il était sur le chemin de la vérité.

L’Action française,  Réflexions du 1ᵉʳ janvier, 2 janvier 1913.