On ne s’étonnera donc plus que nous rangions le grand roi parmi les dictateurs, bien que l’idée de dictature implique de façon générale la substitution d’un pouvoir passager au pouvoir normalement établi. Mais cette vue ne présente, au vrai, qu’une conséquence, l’objet propre du dictateur étant de restaurer ou d’instaurer l’autorité au profit de l’État, ce qui fut par excellence le souci constant de Louis XIV.
Fils et héritier de roi, Louis XIV était naturellement appelé à succéder à son père ; mais, dès son enfance, humilié par la Fronde, il eut la volonté arrêtée d’être le roi, de dominer ses sujets à quelque ordre qu’ils appartinssent, quels que fussent la hauteur de leur naissance ou l’éclat de leurs services. Plus qu’aucun autre souverain de la lignée capétienne, il se prépara à régner en personne et nul n’avait été aussi prêt que lui à gouverner le royaume.
Sans doute ne faut-il pas construire a posteriori l’image d’un jeune prince alliant les vertus d’un vieil homme d’État aux séductions de la jeunesse. Avant d’avoir atteint à la sagesse qui nous frappe et nous émeut dans ses Mémoires commencés lors de sa trentième année, le fils de Louis XIII a dû faire ses écoles d’homme et de souverain. Mais la première idée claire qu’il eut de très bonne heure, celle dont découlèrent les plus heureuses conséquences, c’est qu’il devait épargner à tout prix à la couronne et à la France les périls de nouveaux troubles intérieurs.
Jamais il ne devait perdre le souvenir de la Fronde et c’est pourquoi il s’établit à Versailles, où il était à l’abri des révolutions de Paris. Le souvenir amer qu’il en avait gardé fut fixé dans son esprit par les commentaires de Mazarin qui, découvrant les effets et les causes, lui démontra la nécessité de donner à la France un gouvernement fort. Louis, qui avait naturellement le goût de l’autorité, comprit la leçon et ne l’oublia jamais. S’il éleva, comme il fit, aussi haut la personne royale, c’est pour qu’elle ne risquât plus d’être menacée ni atteinte, ayant acquis assez de prestige et de force pour ôter à qui que ce fût jusqu’à l’idée d’entrer en rébellion contre elle.
Aussi le roi voulut-il, dès le premier moment où la mort l’eût délivré de la tutelle de Mazarin, manifester tout de suite qu’il entendait gouverner par lui-même, exprimer sa volonté sans intermédiaire et l’imposer au besoin. À peine le cardinal avait-il rendu l’âme que Louis faisait convoquer les ministres et leur défendait d’expédier rien sans avoir pris ses ordres. Comme le lendemain, l’archevêque de Rouen, président de l’Assemblée du clergé, lui demandait : « Votre Majesté m’avait ordonné de m’adresser à M. le Cardinal pour toutes les affaires ; le voici mort : à qui veut-elle que je m’adresse ? – À moi, Monsieur l’Archevêque, » répondit ce roi de vingt-trois ans.
Ce désir bouleversait tellement la tradition et les idées d’alors qu’il prit à la Cour l’allure d’un petit coup d’État. On n’y voulut pas croire et Anne d’Autriche, quand on lui rapporta les paroles de son fils, éclata, paraît-il, d’un grand rire.
C’était compter sans la volonté du roi. Estimant que l’exercice du pouvoir absolu ne se pouvait concevoir sans un grand entendement des affaires, il se mit au travail. Chaque jour, pendant des heures, il conférait avec ses secrétaires d’État, lisait leurs rapports, les annotait, dressait des questionnaires auxquels les ministres devaient répondre avec concision et clarté. Doué d’une santé magnifique qui lui permettait de ne rien sacrifier des plaisirs de son âge à ce qu’il appelait lui-même son « métier de roi », Louis XIV commença cette ascension continue vers la grandeur avec cette application qu’a si bien définie Charles Maurras : « Une ardeur de volonté et de raison ».
Les Français comprirent tout de suite la pensée profonde du monarque ou plutôt c’était lui qui avait compris les besoins de la France. Elle lui ouvrit un crédit illimité, grâce auquel il put abolir les derniers vestiges des anciennes erreurs et nouer cette collaboration d’une nation et d’un prince comme il n’en existe pas d’autre exemple dans l’histoire.
On en sait les résultats : le « pré carré » presque achevé, le prestige de la France porté en Europe à un point qui ne devait plus être dépassé, une prospérité inouïe dans le royaume, une incomparable floraison des lettres et des arts, nos frontières inviolées pour un siècle, en un mot le siècle de Louis XIV.
Aussi bien le Grand Roi se passionnait-il pour sa tâche. Il ne se relâcha jamais de l’application qu’il avait mise à s’informer et à s’instruire. Pendant cinquante-quatre ans, il travailla tous les jours aux affaires de l’État, discutant, pesant, jugeant, décidant avec cet admirable bon sens qui émerveillait Sainte-Beuve. Rien d’important ne se fit à l’intérieur comme à l’extérieur du royaume qu’il n’eût pris part à la décision. Jamais, au temps même où il était le mieux servi par ses plus grands ministres, un Colbert, un Louvois, un Lionne, il ne consentit à leur laisser une entière liberté, c’est-à-dire à laisser renaître le « ministériat » dont les Français n’avaient plus voulu. Jusqu’à la fin il intervint de par sa volonté souveraine, comme il se l’était juré dès sa vingtième année.
On dit et l’on répète en toute circonstance qu’avant de mourir il s’est accusé d’avoir trop aimé la guerre. Mais nous n’avons jamais obtenu de réponse quand nous avons demandé à ceux qui triomphent contre Louis XIV de ce scrupule : « Voulez-vous rendre Lille, Strasbourg et Besançon ? »
Maintenant profilons la suite. Louis XV, mieux connu aujourd’hui, mieux jugé par ses nouveaux biographes (voir en particulier le livre de Pierre Gaxotte) Louis XV continue de son mieux, – c’était l’avis de Voltaire, – le siècle et la pensée de Louis XIV. Il ne pèche pas par défaut d’intelligence mais par défaut de caractère. Il voit juste et n’a pas assez de volonté pour imposer ses vues. Pourtant, il sévit contre les Parlements frondeurs. Il refuse de convoquer les États-généraux ce qui serait, disait-il prophétiquement, la perte du royaume. Son mot : « Après moi le déluge » est le type du mot mal compris. Louis XV ne voulait pas dire qu’il était indifférent à ce qui se passerait après lui. Il pressentait que, lui mort, les cataractes du ciel s’ouvriraient.
La prophétie s’accomplit par Louis XVI qui rendit la main à tout ce qui était contenu et réprimé depuis l’avènement de Louis XIV c’est-à-dire depuis un peu plus de cent ans. Il voulut être un roi réformateur. Il ne comprit pas que pour prendre la tête des réformes il fallait d’abord affirmer son autorité. S’il avait mieux connu son temps, il aurait vu que le XVIIIe siècle, qui aimait les lumières, ne haïssait pas le despotisme. Il se fût inspiré de la popularité qu’avaient en France des souverains cent fois plus autoritaires que lui, son propre beau-frère Joseph, ou bien Frédéric de Prusse.
Les Dictateurs, 1935.