Le mois de juillet 1914 a eu son quart d’heure des alliances, le quart d’heure tragique où il a fallu que la France se décidât. La France serait-elle fidèle au pacte conclu avec la Russie ? Ou bien écouterait-elle les suggestions, s’inclinerait-elle devant les menaces de M. de Schoen qui, à plusieurs reprises, répéta que la situation était grave, que la France devait savoir à quoi elle s’exposait si elle ne déclarait pas qu’elle se désintéressait du conflit de l’Orient. Quoiqu’on ait prétendu le contraire dans une certaine partie de l’opinion russe, la France n’hésita pas une minute à remplir ses devoirs d’alliée.
Elle n’en conçoit pas de regrets. La France sait que, derrière la Russie, c’est elle-même que l’Allemagne visait. Et les choses ont tourné de telle sorte qu’en tenant sa parole envers la Russie, la France a gagné une autre alliance, aussi ferme qu’efficace : celle de l’Angleterre. À l’accord indécis qui existait avant le 4 août 1914, la guerre a substitué cette intimité et cette solidarité franco‑anglaises qui paraissent devoir être l’axe de la politique générale pour bien longtemps, pour, aussi longtemps, en tout cas, que le péril allemand existera en Europe.
Aujourd’hui, pourquoi le dissimuler ? La question de l’alliance franco‑russe tend à changer d’aspect. C’est un autre quart d’heure qui sonne. C’est nous qui pouvons nous demander, avec de trop fortes raisons à l’appui, si la Russie est bien résolue à persévérer dans l’ancien système. Les inquiétudes que donnaient Sturmer et Protopopof, elles se réveillent sous une autre forme qui a, du moins, l’avantage du grand jour et de la franchise, avec le régime des Jeunes‑Russes, après les deux mois de gouvernement des patriotes de la Douma, après la brève expérience des nationaux-libéraux.
Nous devons le remarquer : c’est la galerie des neutres qui a le plus de sévérités, en ce moment, pour la Russie et pour son rôle dans la guerre. C’est un journal de la Suisse romande qui parlait, il y a deux jours, des « responsabilités » de la Russie révolutionnée, qui faisait le compte des « cruelles déceptions » apportées par les Russes à leurs alliés, depuis qu’est passée la période première et fugitive de l’action concertée, de la collaboration sans arrière-pensées, la période de l’invasion de la Prusse orientale. Le même journal ne craint pas d’écrire que, depuis longtemps, la Russie n’est pas « une alliée sûre », et il la rappelle à ses « obligations sacrées »…
Il y a des Français, et nous en sommes, qui n’ont pas attendu ces jours difficiles pour concevoir quelques doutes au sujet de la Russie. Nous n’avons eu besoin ni de la guerre, ni de la révolution pour exprimer nos inquiétudes et pour montrer la Russie aussi lointaine que fuyante. « Le colosse est capricieux, écrivions‑nous en 1912, et il a de vastes parties obscures. Ses associés gagneraient à le bien connaître. »
Il suffisait de le connaître seulement un peu pour savoir qu’il y avait, dès l’origine, un léger malentendu sur le principe de l’alliance entre la France et la Russie. Les circonstances font que M. Ribot, qui a présidé, voilà vingt‑cinq ans, aux premiers accords franco-russes, se trouve de nouveau à la direction de nos affaires extérieures. M. Ribot sait mieux que personne qu’en se rapprochant, la France et la Russie obéissaient à un même besoin, celui de l’équilibre, mais que, par la force des choses, elles n’occupaient pas exactement la même position par rapport au problème central. Pour la France, la grande, la seule question, c’était le péril allemand, c’était la sécurité de sa frontière de l’Est. Ni la géographie, ni l’histoire ne montraient ce péril à la Russie. Sauf dans une très petite élite, jamais la Russie n’a senti comme nous la menace allemande. En outre, elle n’a jamais conçu l’Allemagne comme nous et l’idée de la barbarie germanique échappe à un pays qui a connu l’Europe par les Allemands. C’est pourquoi, en 1891, date des premières conversations utiles, le ministre d’Alexandre III insistait avant tout, dans ses conversations, sur le « caractère pacifique » du rapprochement franco-russe. Par toutes les tendances de son esprit, un homme comme M. de Giers voyait même Berlin comme une arche du pont jeté entre Pétersbourg et Paris. Et le fait est qu’en 1895 la jeune alliance, pour ses débuts, conduisait des navires français à Kiel.
Où allaient donc les intérêts et les sentiments de la Russie ? Non pas, comme les nôtres, directement contre l’Allemagne. Ils allaient en Orient, et c’est là que l’idée slave se heurtait au germanisme. On sait quand la Russie s’est trouvée pour la première fois face à face avec l’Allemagne. C’est à Constantinople, au moment où y arriva la mission Liman von Sanders. Comment, d’autre part, le conflit de 1914 est-il né ? Par les rivalités d’influences dans les Balkans. Mais là, c’était l’Autriche que la Russie rencontrait sur le domaine qu’elle se croyait réservé. Il suffira de rappeler les incidents diplomatiques austro‑russes qui ont précédé les guerres balkaniques et que symbolise le nom de M. Isvolski. Justement, M. Isvolski, venu ensuite à Paris comme ambassadeur, a quitté ces jours‑ci la scène politique. C’est un acte et c’est une date de la nouvelle Russie. C’est la liquidation de tout un passé.
Les vrais objectifs de la guerre, pour la Russie, c’étaient Constantinople et les Balkans. Ses moteurs, c’était l’achèvement de la lutte traditionnelle contre le Turc, son « ennemi héréditaire », et c’était le panslavisme. Mais où sont, aujourd’hui, ces mobiles historiques ? Pour Constantinople, la Russie de la révolution y a renoncé. Quant à l’idée slave, avant la fin de l’ancien régime, elle ne battait déjà plus que d’une aile. L’indifférence croissante pour les frères des Balkans était un phénomène significatif et, en somme, bien explicable après le désenchantement qu’avait apporté la Bulgarie, jadis la préférée du slavisme. Que cette guerre était loin de ressembler à la croisade de 1877 ! Qu’elle en avait donc peu l’enthousiasme ! Il faut se représenter ce déclin pour comprendre bien des choses qui ont surpris et déçu…
Voilà, dans un très bref raccourci, le chemin que la politique russe a parcouru depuis les temps où l’alliance s’est nouée, jusqu’à la guerre qui l’a mise à l’épreuve. Que devient aujourd’hui le rôle de la Russie en Europe ? Que veut‑elle ? Sur quelles bases s’entendre avec elle ? Et qui ne sent que, de toute manière, il y a quelque chose de changé en Europe depuis qu’il n’y a plus d’attraction russe qui se fasse sentir sur les Slaves d’Autriche et des Balkans ? Si l’alliance franco‑russe est encore susceptible d’une mise au point (et nous voulons le croire, nous n’en désespérons pas), sur quelles données, moins fragiles que l’idée de la coalition contre les autocraties, pourra‑t‑on rajeunir le pacte ? L’alliance s’était faite, il y a vingt‑cinq ans, sur un léger malentendu et c’est ce qui explique bien des incidents et des péripéties de son histoire. Du moins pouvait‑on adapter les unes aux autres et faire marcher ensemble les intentions de chacune des parties, même quand elles ne se dirigeaient pas exactement vers le même but. Mais si la Russie nouvelle, en fait de politique extérieure, n’a plus que celle du désistement, la base d’une transformation devient difficile à découvrir. Il reste cependant, pour la Révolution russe, la libération de son territoire. Est-ce désormais le minimum ou le maximum de ses buts de guerre ?
L’Action française, 8 juin 1917