Il n’y a pas plus d’un siècle que les peuples occidentaux ont établi leur supériorité et leur domination dans le monde.
Il n’y a pas plus d’un siècle que la navigation a commencé d’être tout à fait sûre dans toutes les mers et que les pirates barbaresques ont cessé d’écumer la Méditerranée et de se livrer à des coups de main sur les côtes. Enfin, il n’y a même pas un siècle que la Chine a été ouverte aux Européens et que l’Afrique noire a été pénétrée dans tous ses mystères.
La prééminence des Occidentaux est donc, en somme, de fraîche date. Elle n’a pas subi l’épreuve d’une très longue durée. Et l’on a pu se demander, depuis quelques années, si elle n’était pas en péril. Un auteur de langue française a même écrit un livre intitulé le Crépuscule des Nations blanches, tandis qu’un auteur de langue anglo-saxonne publiait, de son côté, le Flot montant des peuples de couleur.
Il est facile de se rendre compte de la rapidité avec laquelle l’Europe perdrait ses positions quand on regarde ce qui se passe en Chine. C’est là que l’on s’aperçoit que les civilisations sont périssables. Quelques années de guerre civile et de xénophobie ont suffi pour compromettre, sinon pour ruiner, l’œuvre magnifique que les municipalités européennes avaient accomplie dans les villes à concessions.
Un grand effort d’imagination n’est pas nécessaire pour se représenter un repli et un recul général des Européens de leurs établissements et de leur colonisation devant les jaunes et même devant les noirs (car rien n’interdit de penser que l’Afrique s’éveille après l’Asie), tous ces peuples s’étant mis à entendre l’évangile du droit à disposer d’eux-mêmes. L’inébranlable volonté avec laquelle les Turcs, en adoptant jusqu’au costume occidental et en rejetant l’islamisme, ont refusé de recourir au vieux régime des « Capitulations » atteste aussi que les races considérées jadis par nous comme inférieures, soumises ou prises en tutelle pour leur propre bien (ce qui est encore le principe des « mandats »), songent à secouer le joug et à traiter les Européens comme des égaux à mesure qu’elles s’initient à nos usages et à nos idées. « Pourquoi voulez-vous, nous disent les Turcs, que nous subissions l’humiliant régime des Capitulations ? Nous sommes docteurs en droit de la Faculté de Paris et anciens élèves de l’École des Sciences politiques. »
Il y a des docteurs et des diplômés de la rue Saint-Guillaume à Angora, de même qu’il y a parmi les nationalistes chinois des gradués d’universités américaines. Ce ne sont pourtant que quelques poignées d’individus parmi des foules immenses. Mais il s’est répandu parmi ces masses un sentiment d’égalité. Jaunes et noirs se conçoivent de moins en moins comme différents de nous. Ils se regardent comme pareils parce qu’ils portent les mêmes chapeaux mous et parce qu’ils ont appris à se servir des mêmes instruments.
Avec une rapidité étonnante, les primitifs s’adaptent à la machine. Il ne faut pas une longue initiative pour conduire une auto et tourner la manivelle d’une mitrailleuse. L’homme naît mécanicien. Et c’est encore, avec la diffusion du machinisme, un élément de différenciation et par conséquent de respect qui s’en va. Que restera-t-il aux Occidentaux quand, n’ayant pas le nombre, ils n’auront même plus le privilège de savoir manier les armes perfectionnées et d’avoir les outils modernes ?
Il leur restera – et c’est ici qu’après ce long préambule nous voulions en venir – il leur restera l’avantage de détenir des capitaux, ce qui explique, plus encore que la supériorité de leur civilisation proprement dite, pourquoi les blancs ont établi leur domination sur le monde au dix-neuvième siècle.
Il ne suffit pas en effet de savoir conduire une automobile ou une locomotive, tirer le canon, poser le télégraphe et le téléphone. Il faut encore pouvoir et savoir fabriquer et créer. Seul le capitalisme, et même un grand développement du capitalisme, permet tout cela. Il faut de vastes capitaux pour monter des usines. Il faut en avoir depuis longtemps pour former des savants, des ingénieurs, des techniciens, des laboratoires et des écoles.
C’est ce qui manque et ce qui manquera longtemps aux « peuples de couleur » et même à des peuples dont la peau n’est pas d’une nuance très différente de la nôtre. C’est ce qui les laisse dans la dépendance des blancs. La civilisation moderne, dans son développement mécanique, exige d’abord des capitaux. Les Soviets l’avouent lorsqu’ils recherchent, pour garder chez eux un minimum d’outillage, l’aide de l’industrie allemande par la promesse d’un concours politique et l’aide de l’industrie française par la promesse de payer quelque chose sur les emprunts tsaristes.
La supériorité des Occidentaux tient donc, en dernière analyse, au capitalisme, c’est-à-dire à la longue accumulation de l’épargne. C’est l’absence de capitaux qui rend les peuples sujets. En supposant que le régime capitaliste vienne à être détruit, bouleversé ou considérablement affaibli en Europe par le socialisme, il resterait intact et puissant en Amérique, à laquelle passerait l’hégémonie. Alors il ne serait même plus besoin de se demander, comme M. Lucien Romier dans son livre récent : « Qui sera le maître ? » La question serait toute tranchée.
Le Capital, 25 novembre 1927.