La liberté des mers

Prononcez, dans le métro ou dans l’autobus, les mots : « Liberté des mers. » Vous ne ferez retourner la tête à personne. On ne dirait pas qu’il s’agit d’un principe qui a tellement tenu au cœur des Français d’autrefois qu’ils se sont dix fois battus pour le défendre. Le soldat inconnu de la Grande Armée auquel on a élevé hier un monument à Loubliana était un champion de la liberté des mers. Il était allé jusqu’en Illyrie, comme ses camarades étaient allés jusqu’à Moscou, pour faire triompher le blocus continental, réponse au blocus maritime des Anglais, ces « tyrans des mers ».

Mais les idées changent avec les situations. Nos vieux différends avec l’Angleterre ont pris fin. En 1914, elle était notre alliée contre l’Allemagne et nous avons trouvé que le droit de blocus qui devait affamer l’ennemi et le mettre à genoux était fort bon. Nous avons même trouvé que les Anglais ne l’appliquaient pas assez sérieusement et nous avons été indignés quand nous avons su par les révélations de l’amiral Consett que l’on n’avait pas toujours fait tout ce qu’il fallait, dans les îles britanniques, pour empêcher le ravitaillement de l’Allemagne.

Les Anglais, à leur tour, tiennent-ils, aujourd’hui, au droit de blocus, qui est, en somme, sur les océans, le droit du plus fort, autant qu’ils y tenaient jadis ? Il ne semble pas. M. Ramsay Mac Donald paraît disposé à de très grandes concessions envers les États-Unis qui, eux, sont restés des partisans déterminés de la liberté des mers pour laquelle ils avaient pris les armes, il y a cent et des années, se mettant dans le même camp que Napoléon. En cas de guerre, l’Angleterre renoncerait au droit de visite, à tout ce qui a fait couler tant d’encre et de sang. Mais les États-Unis, de leur côté, s’engageraient à ne pas ravitailler le pays qui aurait recours à la guerre et se serait mis en contravention avec le pacte Kellogg.

Ainsi c’est par les pactes Kellogg que serait résolue une des plus vieilles questions qui aient divisé les peuples et agité le monde. Et c’est fort satisfaisant, du moins en théorie. Car le diable, dans ces sortes d’affaires, c’est qu’on n’est jamais sûr d’être d’accord sur l’agresseur. En cas de conflit entre deux États, lequel aura contrevenu aux pactes Kellogg ? Ce ne sera peut-être pas si clair qu’on le pense, de loin, et quand le cas ne s’est pas présenté. Et d’ailleurs on se souvient des vaines controverses auxquelles a donné lieu la définition de l’agresseur.

On fera peut-être l’expérience de la liberté des mers jusqu’au jour où (qui sait ?) les États-Unis, devenus la plus forte puissance maritime du monde, trouveront que le droit de blocus a des charmes. Quant à nous, qui ne sommes plus depuis longtemps en rivalité avec les Anglais, nous pouvons nous dire qu’anciens possédants coloniaux comme eux, nos possessions suivront le sort des leurs et que le jour où l’Angleterre laissera décliner sa volonté avec ses forces navales, ce n’est pas par nos propres moyens que nous serons capables de conserver un domaine disséminé en Afrique, en Asie, en Océanie, jusque dans les eaux américaines et sur un rivage américain.

La Liberté, 15 octobre 1929.