Le libraire et l’écrivain

Le libraire et l’écrivain : c’est comme le titre d’une fable, un peu parente du savetier et du financier, et dont les juges de la troisième Chambre civile auront à nous apporter prochainement l’épilogue. Le procès qu’un éditeur parisien a intenté à M. Anatole France ne met d’ailleurs pas seulement en question des principes de droit. Il offre des moralités de plusieurs sortes.

La première doit être dédiée aux jeunes écrivains trop pressés et qui se figurent que leur carrière est manquée s’ils n’ont pas publié dix volumes avant leur premier cheveu blanc. Ils apprendront qu’à trente-quatre ans, Anatole France travaillait encore pour le libraire, exécutait des besognes obscures et mal payées, peinait sur une Histoire de France et sur un Dictionnaire de cuisine. Anatole France n’en a pas moins écrit, à son heure, le Lys rouge et l’Orme du Mail, après avoir servi si longtemps, et sans gloire, à l’enseigne de « l’homme qui bêche »…

Proudhon, avec sa véhémence, son amertume, sa nostalgie de la justice, a flétri, faisant un retour sur lui-même, le labeur mercenaire de l’homme de lettres. « L’entrepreneur de commerce et d’industrie a sa marque de fabrique, écrit-il quelque part. L’ouvrier qui travaille pour le compte de cet entrepreneur n’a pas la sienne : il ne peut pas l’avoir. Dans l’espèce, je n’étais qu’un ouvrier. J’ai donc fourni l’article, comme on dit en style de comptoir : travail pénible et répugnant ; c’est le sort du plébéien de la littérature. Je n’y ai pas mis mon nom : qu’importait au lecteur de savoir que, dans ma carrière de publiciste, il m’arrivait parfois de travailler sur commande ? » Une rancune contre la société, contre la vie, contre le sort, gronde derrière cette orgueilleuse confession de révolutionnaire. Mais Proudhon, pour avoir « fourni l’article » était-il à plaindre autant qu’il le croyait et qu’il voulait le faire croire ?

Il oubliait que la tâche la plus ingrate profite au génie naissant, au talent qui se forme. Le génie, le talent se nourrissent et s’accroissent non pas d’eux-mêmes, mais des choses de la vaste et abondante matière littéraire et philosophique. Tandis qu’il rédigeait, pour vivre, un Manuel du spéculateur à la Bourse, Proudhon préparait, sans s’en douter, des assises solides à son œuvre future, il rassemblait des provisions pour ses démonstrations et ses polémiques à venir. Au lieu de se jeter sur la viande creuse des métaphysiques, comme son esprit n’eût pas manqué de l’y pousser s’il avait été maître de son temps, la bienfaisante nécessité l’obligea à s’occuper du réel. Cela se retrouva pour lui plus tard : car le mot d’après lequel le génie est une longue patience veut peut-être tout simplement dire que le génie est une longue accumulation… Pareillement, le stage d’Anatole France chez le libraire n’aura pas nui à l’éducation de Jérôme Coignard. C’est même là qu’il aura écrit déjà quelques pages qui sont destinées à durer. Je connais, en particulier, une certaine préface au Faust de Gœthe qui date de cette époque et dont, à aucun moment, l’auteur n’a pu avoir à rougir. Qui sait si, au lieu de consacrer aux lettres cette application fructueuse, Anatole France riche, maître de ses loisirs, ne fût pas allé trop tôt à la littérature d’imagination, écueil de tant de jeunesses bien douées ? Et qui sait ce que doit au tâcheron de libraire qu’il a été jadis, le grand écrivain qu’il est aujourd’hui ?

Mais c’est une tout autre affaire de savoir si l’éditeur a le droit de faire un placement et une spéculation sur le talent, d’acheter, moyennant quelques louis, un manuscrit qu’il rangera dans son tiroir pour le publier le jour où l’auteur ignoré sera devenu un homme célèbre.

Sur le point de fait, les juges trancheront et leur jugement décidera d’un des plus curieux problèmes que soulève le principe de la propriété artistique et littéraire. Dieu merci, notre temps répugne à ces sortes de pactes où le génie se vend au commerce comme Faust livre son âme au démon. Déjà l’on a peine à admettre que l’artiste ne participe pas à la plus-value qu’acquiert, au cours des années, l’œuvre sortie de ses doigts. Quoi ! Un peintre verra son tableau passer de main en main, s’échanger chaque fois contre une valeur plus forte et lui-même apprendra l’enchère et la surenchère par les journaux, sera badaud et public à la vente, assistera à l’enrichissement d’autrui, sans pouvoir prétendre à rien sur le fruit de son propre travail ? Cependant, c’est un labeur de longues années, c’est le pinceau de l’âge mûr qui donnent du prix à la toile brossée jadis par l’obscur débutant… L’injustice est ici révoltante. Voilà pourquoi, de bien des côtés, on songe aux moyens pratiques qui permettraient de créer une sorte de droit d’auteur pour les œuvres d’art.

M. Anatole France aura ainsi procuré à Mᵉ Poincaré, son avocat, l’occasion de plaider une thèse qui, depuis quelque temps, est « dans l’air », la thèse de la plus-value en matière de littérature et d’art. Quel sera le véritable exproprié, l’artiste, le créateur qui a vendu son œuvre contre un peu d’or, ou bien le spéculateur qui a engagé un pari sur le talent et sur la gloire ? On en discutera encore après le jugement. Mais tous les hommes qui croient à la dignité des travaux de l’esprit remercieront M. Anatole France d’avoir posé la question.

L’Action française, 9 novembre 1911.