Il y avait bien longtemps que je n’avais lu du Dickens. J’ai voulu m’y remettre ces jours-ci, puisque, jusque sur nos théâtres parisiens, on rafraîchit sa renommée. Oh ! Désenchantement ! Ce David Copperfield, cet Olivier Twist dont je me souvenais comme de bons petits camarades d’enfance, bien que le détail de leurs aventures se fût un peu effacé, me sont apparus comme terriblement prolixes. Leurs malheurs ne m’ont presque plus touché. C’est une infortune en trop de chapitres et de paroles, et il nous faut, aujourd’hui, des émotions plus condensées. D’ailleurs on dit qu’en Angleterre même Dickens a beaucoup perdu de sa vogue, qu’il paraît un peu rococo aux générations nouvelles. Je n’en suis plus très surpris.
Et pourtant, comme Dickens a plu à notre enfance ! Est-ce par ses côtés vraiment enfantins et vraiment « peuple », cette minutie de la description, cet alliage perpétuel de sensibilité et de caricature, cette morale de mélodrame ? Peut-être. Mais je me souviens qu’à l’âge où l’on a les yeux tout frais, l’imagination vive et ouverte, les impressions spontanées et rapides, à l’âge enchanté des premières lectures, où petits garçons et petites filles immobiles, oubliés dans des coins, passent des jours entiers avec leurs livres, font vie commune avec les héros de romans, Dickens fut pour moi le grand magicien qui savait serrer la gorge, mouiller la paupière et puis dissiper l’angoisse d’un coup de baguette et faire rire aux larmes aux dépens des méchants punis. Heureux âge, où aucune histoire ne paraît trop longue ! Je ne puis supposer que Dickens cesse avant longtemps d’être le grand romancier des lecteurs de dix ans.
Il a été, au temps même de ses plus grands succès, d’une étonnante discrétion sur sa vie. « Ma biographie m’appartient, je ne la monnaye pas », répondait-il aux sollicitations des journaux et des magazines. Il lui plaisait assez, au faîte de la gloire, d’être confondu avec les personnages les plus célèbres de ses livres, d’incarner le petit prolétaire persécuté, plein de délicatesse et riche d’avenir. Et, à la vérité, il a toujours un peu fait le même roman, qui était le sien, le roman de son enfance et de sa jeunesse difficiles. David Copperfield, Olivier Twist, c’est lui, c’est son histoire. Et comme tant de livres célèbres, ceux-là ne sont que des confessions.
Les Anglais ont publié récemment des lettres de Dickens, des documents sur sa vie. On y a trouvé une anecdote dont la mélancolie et l’humour sont bien de là-bas. Jeune, pauvre et obscur, Dickens était devenu amoureux de la fille d’un riche banquier dans la maison duquel il était reçu. Ayant risqué une demande en mariage, il fut honteusement éconduit. Le pauvre Dickens avait beaucoup souffert de sa mésaventure et puis il s’était consolé en faisant, suivant la méthode que Sainte-Beuve recommandait en pareil cas aux hommes de lettres, une œuvre d’art avec ses peines de cœur. Son amour malheureux avait servi à quelque chose, était devenu chapitres de roman. Les années avaient passé, avaient rendu Dickens riche et célèbre. Il gardait encore un souvenir attendri à son premier amour. Et la fille du banquier qui, sur ces entrefaites, avait été fort malheureuse en ménage et se trouvait ruinée, se souvenait aussi du soupirant d’autrefois. Elle se souvenait même d’autant plus de lui que son nom était illustre. Un jour, elle écrivit à Dickens, lui demanda de le revoir. Et Dickens eut la faiblesse de consentir. On imagine la suite de cette imprudence, la chute des illusions, la gêne, l’ennui du romancier qui pensait sans doute, comme le personnage d’une certaine comédie : « Et dire que cela m’eût fait tant de plaisir il y a trente ans !… » L’idylle, trop tard refleurie, finit mal. Dickens, bientôt, mit la dame à la porte, exténué par ses bavardages, indisposé par ses demandes d’argent…
L’historiette tout entière était faite pour sa plume, appropriée à son talent, qui trouve les plus sûrs de ses effets dans l’opposition du sentiment et de la bouffonnerie. La moralité de la mélancolique anecdote est même celle qui est la plus ordinaire dans ses romans : quoiqu’il s’entendît fort bien à soigner ses intérêts, Dickens aimait à moraliser contre la richesse, à démontrer que les calculs des esprits « positifs » sont des calculs faux, des calculs déjoués par la vie. Selon ses livres, c’est toujours le cœur qui a le dernier mot en ce monde, la sensibilité, le sentiment, la reconnaissance qui font le meilleur placement.
De là sont sorties quelques-unes de ses caricatures les plus chargées : le négociant Dombey, homme d’affaires insatiable et orgueilleux, ou sir John Chester, homme du monde égoïste, ou encore Thomas Gradgrind, l’homme des « faits » qui ne voit que les « faits », pour qui les « faits » sont seuls à compter et qui veut que, hormis les « faits », on n’enseigne rien aux enfants, lesquels doivent être considérés par les esprits positifs comme de petits vases destinés à contenir de grandes potées de « faits ».
Songez que l’époque où Dickens écrivait ces apologies du sentiment, du désintéressement et de l’idéalisme était, en Angleterre, celle où le mercantilisme triomphait. La machine à vapeur développait la ploutocratie. L’argent gouvernait la politique et les mœurs. Dickens apporta un soulagement et une consolation aux faibles et aux opprimés. Il annonça aussi une réaction. Son œuvre devançait cette « démocratie tory » dont Disraëli fut le représentant au pouvoir, après qu’il en eut lui-même établi les principes dans des romans qui procèdent, sur beaucoup de points, de ceux de Dickens.
Ainsi ce seraient David Copperfield et Olivier Twist qui auraient porté le premier coup à Cobden, à la toute-puissante doctrine de Manchester, au « laisser faire, laisser passer », au système de la liberté de mourir de faim. À Dickens seraient dus, pour une grande part, les succès des conservateurs anglais pendant le troisième tiers du dix-neuvième siècle. Et c’est, pour les esprits positifs, comme celui de Thomas Gradgrind, l’homme des « faits », un avertissement de n’avoir pas à dédaigner l’influence de la littérature.
L’Action française, 24 septembre 1911.