Les événements viennent toujours nous surprendre comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Ce n’est pourtant pas faute que les avertissements nous soient donnés. Que dis-je, donnés ? Mais ils nous sont prodigués. Ils sont répandus à profusion. Les signes précurseurs de toutes choses sont, écrits dans des livres qui ne sont nullement sibyllins. Ils crèvent les yeux sur les pages du journal à un sou. Ils circulent même dans la banalité des conversations…
Mais nous ne les voyons pas parce que, d’abord, nous sommes inattentifs. Et puis surtout parce qu’il y a dans le public un préjugé très profond contre tout ce qui est ou paraît littérature. Je m’explique : ce coup des Italiens en Méditerranée, ce sans-gêne et cet impérialisme agressif qui s’est attaqué à notre pavillon, il y a bien des gens qui n’en sont pas encore revenus. Eh bien ! il y a trois mois, vous n’auriez pas été écouté si vous aviez dit à ces mêmes personnages : « Je suis bien frappé d’un symptôme. C’est que tous les écrivains italiens que l’on nous fait connaître sont d’un nationalisme fougueux, recommandent l’héroïsme et l’énergie, vont jusqu’à professer le culte de la guerre. Il est curieux que les aînés, pour garder le succès, soient obligés de se mettre au diapason des jeunes écoles. Il faudrait s’inquiéter de cette prédication. »
Or, non seulement on ne s’en inquiétait pas, mais je crois même qu’on s’en est un peu moqué.
C’est que nous avons fini par croire, en France, que la littérature était une affaire de cénacle, que le livre et l’idée n’avaient pas d’importance, et que ce n’était pas la plume courant sur le papier qui changerait quoi que ce soit aux événements de ce monde. Allez donc, par exemple, raconter à la Chambre ou à la Bourse que des jeunes gens qui composent des romans et des odes, des tragédies et des essais critiques, sont bien capables de faire la révolution ou la contre-révolution, de brouiller ou d’allier les peuples, de déterminer la paix ou la guerre. Allez un peu raconter une chose pareille et vous verrez comme les boursiers et les parlementaires riront. Car ils se croient les rois de la terre. Ils se figurent que la marche des choses est leur œuvre. Et puis, quand le coup qu’ils n’ont même pas prévu est frappé, la Chambre s’affole autour de la tribune, la Bourse autour de la cote des valeurs. Ce jour-là est un jour de revanche silencieuse pour les semeurs d’idées.
Il suffisait d’être, même très superficiellement, au courant de la plus récente littérature de l’Italie, pour se douter d’un état de fermentation qui, un jour ou l’autre, devait se traduire en actes. Jusque dans ses manifestations les plus fantaisistes, le nationalisme littéraire des jeunes écoles italiennes ne sera pas resté sans influence sur les derniers événements : guerre de Tripoli et envahissement de la Méditerranée. Car il y a longtemps que l’irrédentisme et la doctrine héroïque de Gabriel d’Annunzio sont dépassés. Il y a eu une propagande beaucoup plus intense que la sienne : qu’on se souvienne, par exemple, de la lettre de M. Coppola à Charles Maurras que nous avons publiée ici, et l’on appréciera l’intensité du mouvement.
N’y a-t-il pas eu aussi le « futurisme » qui a beaucoup amusé les chroniqueurs depuis le jour où le Figaro en a publié le manifeste ? Les idées de M. Marinetti, cette haine du passé, cette iconoclastie, avaient produit l’effet de paradoxes tout à fait extrêmes. Eh bien ! aujourd’hui, M. Marinetti est à Tripoli, où il fait le coup de feu en « futuriste » conscient, et il a peut-être le droit de dire un peu de cette guerre que c’est sa guerre. N’a-t-il pas, ce nationaliste ennemi de toute tradition, prêché son programme devant des milliers et des milliers d’italiens qui l’accueillirent d’abord à coups d’oranges pourries ? Et ce programme comporte la glorification du patriotisme, du militarisme et de la guerre, « seule hygiène du monde ». M. Marinetti ne disait-il pas aussi un jour que les flottes sont faites pour qu’on s’en serve et n’a-t-il pas parlé avec lyrisme de ces canons monstres qui, dans les tourelles des cuirassés, guettent les « escadres appétissantes » ? Qui sait si ce mot-là ne travaillait pas obscurément la pensée des officiers de la marine italienne au moment où ils saisissaient le Manouba et le Carthage… Oui je ne suis pas sûr que le futurisme soit tout à fait innocent du conflit franco-italien.
Mais l’expérience a beau faire. Les hommes recommenceront éternellement à ne pas prêter d’attention aux petits, tout petits commencements de l’idée qui, cheminant de tête en tête, finit par gouverner le monde, – non sans, d’ailleurs, s’être le plus souvent transformée en cours de route.
L’Action française, 25 janvier 1912.